Magazine Journal intime

La Chasse Aux Escargots.

Publié le 07 septembre 2008 par Mélina Loupia
J'aime bien les escargots. De préférence morts et à choisir, bien cuits, en sauce tomate confectionnée par mes soins et ceux de ma grand-mère qu'elle a un joli et prolifique jardin. J'ai d'excellents souvenirs de cueillette gastéropode de quand j'étais encore presque aussi haute que mes bottes de pluie. On partait avec toute la famille et les voisins, armés de nos sacs et lampes torches, car en ce temps-là, les orages éclataient toujours après le quinze août et à la nuit tombée, tout allait bien, il faisait atrocement chaud la journée pour s'amuser et frais la nuit pour bien dormir. Les parents pouvaient nous offrir deux mois de vacances, ne se souciaient que de notre santé et pas de notre retraite incertaine et on se demandait pas encore quelle taille d'escabeau il allait falloir au Président. Ainsi, on pratiquait la descente de la colline au flambeau et lorsqu'on arrivait à la maison, à chaque fois, le chef de cordée posait le diagnostic, en toute modestie. "Alors, alors, d'après toi, combien? -Au poids et vu qu'on avait qu'à se baisser pour en ramasser, je dirai trois ou quatre cents, mais pas plus, le vent s'est levé et l'escargot n'aime pas le vent." Alors, les plus courageux d'entre nous éventrions les sacs et cabas et comptions avidement les coquilles noyées de bave, de sommités de menthe et de boue gluante. "Au total, ça fait trois mille! -En passant par Marseille. -Ah non, par le château d'eau, c'est là qu'ils sont tous." Et les années ont passé. Les orages se sont faits plus rares mais si violents qu'il était impossible d'aller ramasser quoi que ce soit d'autre après la tempête qu'une tonne de vieille boue sous les tongs, les bottes étant prescrites depuis longtemps. Les pesticides se sont occupés de manger les escargots à notre place. Jusqu'à mercredi dernier. Un orage aussi soudain que bref, avec juste ce qu'il faut de spectacle et de pluie. En fin d'après-midi, pour calmer les colères et les fatigues sourdes de cette semaine de rentrée. Le soleil timide d'après la pluie. Le village qui sort de sa torpeur. Le bilan des anciens qui n'y croyaient pas trop. Ceux qui disent que dans une heure, la terre aura tout bu et sera aussi dure que du béton de bunker. "Si j'avais le temps, j'irais bien ramasser quelques escargots, des fous qui auraient cru ce que leurs ancêtres leur ont raconté, qu'après l'averse, il fait bon sortir pour manger un peu d'herbe fraîche. -Tu trouveras rien, il fait déjà de nouveau chaud. -Tu as gardé la cage? -Oui, mais je sais pas où elle est. -Bon, je prends un petit sac, on verra bien, puis ça me fera la balade. -Ok, au cas où, je fais le dîner, je suis pas sûre que la cargolade, ce soit pour ce soir." J'ai alors repris le chemin d'antan, mais en plein soleil et sans les bottes ni la lampe de poche. Peut-être sont-ce les raisons pour lesquelles au bout d'une heure de scrutation acharnée, je n'avais ramassé que deux jeunes adultes qui s'étaient probablement sacrifiés pour toute la troupe, en Kamikazes. "Allez, on tire au sort, Ernest et Archibald, dernière épreuve avant de passer à l'âge adulte, faire le tour du pied de genêt sans se faire ni ramasser, ni empoisonner." J'ai fait un crochet par la maison avant de descendre le long de la route. "Alors? -Non, mais j'ai pas le bon équipement, je peux pas aller ramper dans les fourrés, puis il fait trop chaud, le vent s'est levé, je suis crevée et le dîner, visiblement, n'est pas fait, les mômes ont pas pris la douche et demain y a école et ... -Je t'ai dit que je m'occupais de l'intendance, vas à la chasse, femme." J'avais à présent la survie de ma tribu dans les mains. Et malgré ma paire de tongs et mon sac en plastique comme tout matériel, j'étais fermement décidée à en découdre avec ces misérables petits hermaphrodites muets et sans défense. Opération commando, haro sur l'escargot. Me voilà donc lancée sur la route, pleine d'espoir, le coeur léger et le pied humide. D'abord les yeux vaguement plongés sur le bord du fossé, en éclaireurs, pour repérer le parcours, me disant que ceux que j'aurais ratés à l'aller se feraient avoir au retour, trop fiers de m'avoir dupée et alors exaltés, toutes antennes dehors, à la merci de leurs prédateurs, dont moi. Les escargots, c'est comme la pluie. D'abord on sent une goutte folle, égarée, s'écraser sur son front. Puis deux copines sur le crâne. Et le bruit de l'eau sur le sol et enfin les milliers de tâches sombres et la chanson apaisante de l'averse. J'ai commencé par en trouver un, qui devait m'avoir entendue ou sentie et entamait une glissade vertigineuse du talus jusque sous une pierre où l'attendaient sûrement épouse et enfants. Sans pitié, je l'ai cueilli, mais avec un certain sentiment de culpabilité, je me suis dit qu'il serait moins douloureux pour lui et plus digne de crever en famille, j'ai donc pris la smala dans la main. Mon regard s'est fait plus concentré et ma marche plus lente. "Alors, on fait la cueillette? -Oui, mais ça mord pas tellement." Je n'ai même pas relevé la tête vers ce couple de promeneurs du soir qui s'interrogeait de l'objet de ma quête. Au fur et à mesure que j'avançais, mes pupilles avaient imprimé la forme de ma proie. Désormais, au moindre simulacre de coquille, à la moindre teinte grisée, ou au semblant d'antenne, ma main plongeait avidement dans les herbes. Tant et si bien que lorsque j'avais un escargot en vue, l'adrénaline affluait dans mon sang et masquait tous les dangers de la végétation ou la faune environnantes. Ce n'est seulement que lorsque je retirais mes mains et mes bras couverts de lacérations et d'épines de ronces que je mesurais la perfidie de ces gastéropodes sans défense. "Putain d'escargots de merde, c'est pas si con que ça, ça se fourre dans les ronces pour que je me ruine bien les bras pour les attraper. Saloperie de bête. Mais que c'est bon." Alors que les anses de mon sac s'étiraient sous le poids de mon butin alimentaire, je décidais qu'il devait être l'heure de rentrer triomphante de ma partie de chasse. Ayant déjà sondé le périmètre fourni en genêts et ronces du pourtour de ma maison, mais comme dopée de ma foisonnante récolte, je m'offrais le plaisir de glaner quelques derniers spécimens. Sans trop y croire, je remontais une nouvelle fois la rangée de cyprès de Leyland délimitant ma propriété de celle des voisins. C'est là qu'ils semblaient avoir tous trouvé refuge, comme s'étant passé le mot de ma traque sans merci dans le seul but d'éradiquer leur lignée. Ils s'étaient tous cachés le long des troncs des arbres, pensant se confondre avec leurs fruits. C'était sans compter mon oeil aiguisé qui ne s'en était pas laissé conter jusqu'à présent. "On me la fait pas à moi, allez, par ici la cargolade." Je rentrais déjà repue à l'idée de la marmite débordante déposer ma cueillette. J'avais les bras en sang, les habits criblés de gratte-cul, les pieds trempés, de la bave plein les mains et les cheveux, tant j'avais dû relever ma mèche en me relevant après chaque ramassée. "Alors? -Alors trouve-moi la cage, parce que j'en ai tout de même trouvé quelques uns. -Combien? -Oh, au poids, je dirai cinquante, ou cents, mais pas plus. -On peut compter maman? -T'as pris ta douche? -Oui, je voulais pas que tu t'énerves. -C'est très dommage, pour une fois, si tu l'avais pas prise, tu pourrais les compter." Je me suis donc attelée à la lourde tâche de numération. Quatre cents. "Je trouve pas la cage. -C'est pas grave, je vais les mettre à jeûner directement dans le sac, ils ont l'air de s'y plaire, c'est la partie fine là-dedans, on va pas perturber leurs ébats, mais je vais leur faire des nouilles au laurier pendant deux ou trois jours. -Ils mettent du ketchup aussi? -Non, l'escargot doit chier blanc." J'ouvre une dernière fois ma besace, y verse une poignée de coquillettes, une branche méditerranéenne, souhaite bonne bourre à mes proies pas si faciles que ça, referme la maison de passe et la perce ça et là de fenêtres. "Profitez-en bien, c'est le dernier plan baise de votre vie mes amis, que Sodome et Gomorrhe soient avec vous." Hier après-midi, après la sieste, je ne retrousse pas mes manches puisque je suis en tee-shirt et décide de préparer les escargots selon une recette dire catalane, soit à l'américaine, comme un homard. La première phase consiste à rincer encore et encore mes proies dans une eau vinaigrée pour éliminer toute la bave. L'opération, bien que fastidieuse, permet d'estimer le montant de la quête et la quantité de repas possibles. Pour le coup, on allait en bouffer pendant au moins trois repas. "On va en baver. -Ahah, bon, je te laisse, je vais m'y mettre. -Tu les fais avec un riz hein, on va se péter le ventre. -Oué." Ce n'est que lorsque j'ouvre le sac que je comprends que jamais je ne serai maçon. J'avais sous-estimé la capacité de mes ouvertures dans le sac. En effet, la sédimentation avait fait son oeuvre, et le manque d'air avait accéléré le processus de purge. C'est ainsi qu'outre une odeur que mes cellules olfactives ne sont toujours pas parvenues à déchiffrer et m'avaient renvoyée le message de relent de charogne ou de rat mort depuis trois jours dans le four à pizza, je découvrais une fosse commune où les cadavres d'escargots baignaient à la fois dans les coquillettes, les chiures en serpentin, la bave verdâtre et où les plus résistants tentaient l'ascension sur les bords du sac, antennes rentrées. "Bon, finalement, on les mangera tous ce soir. En entrée. Non, à l'apéro." Afin de ne pas perdre mon temps à séparer les maccabées des survivants, je verse la totalité dans l'évier et laisse faire l'instinct de survie. Une heure plus tard, je recommence ma cueillette dans le périmètre plus restreint du cellier et heureusement car les bestioles, incrédules de s'évader et d'échapper à l'exécution sommaire à l'eau bouillante, avaient mis le turbo en marche et tentaient déjà de se faire la belle le long des murs, par le chambranle de la fenêtre et même par le plafond pour les plus désorientés. Je ramassais une nouvelle fois mes proies et renouvelais l'opération jusqu'à ce que ne reste dans l'évier qu'une nécropole nauséabonde dont les cadavres gonflés ne rentraient plus dans leurs coquilles et gisaient, les antennes tordues de la douleur du dernier souffle. Constatant alors que j'avais perdu un bon tiers de ma quête, je me rappelais soudain que l'an denier, ma mère, gastérophile à ses heures, m'avait réservée une de ses récoltes, que je m'étais empressée de faire blanchir et de congeler. "Bon, j'ai décongelé les sacs de ma mère parce que tu vas rire, j'avais pas assez troué le sac et y en a pas mal qui sont morts, alors avec les congelés, ça fera pareil, je finis de les rincer là. -T'as craqué toi, on va pas bouffer des escargots qui ont vécu trois jours avec des morts dans leur propre merde non? -Et non tiens, bien-sûr qu'on va les bouffer, ils seront morts de toute façon. -Non, attends, déconne pas. Tu prends les vivants et tu les fous dehors, il va sûrement pleuvoir, ils seront pas partis bien loin, tu les ramasseras de nouveau et voilà. -Bon, alors ce soir, c'est nouilles et jambon. -Voilà, ça au moins, c'est une valeur sûre, deux choses qu'on chasse pas." Ma marmite débordante et fumante a disparu dans un nuage de vapeur de rêves culinaire, de couronnement de succès, de triomphe et de sacre gastronomique. J'ai ouvert un autre sac, y ait replongé les rescapés et suis repartie les disperser autour de la maison. "Tain, quand vous allez raconter ça aux copains, ils vont pas vous croire, mais vous leur direz que vous avez bénéficié d'un sursis, d'une perm, allez mes petits amis, à dans quelques jours, dans ma cocotte." Tout à l'heure, j'étais dans le cellier, en train de fumer et d'observer le bordel ambiant de l'étagère. Et juste au moment d'écraser mon mégot dans le cendrier, j'ai senti comme une présence, comparable au sentiment d'être suivie dans la rue. Derrière la friteuse, noires et globuleuses, deux pupilles reconnaissaient les lieux, avant de signaler au reste du corps que la voie n'était pas encore libre. "Tain, encore la connasse qui vient fumer sa clope, on pourra jamais quitter cette taule de merde." J'ai délogé un couple d'escargots, en équilibre l'un sur l'autre. Ils semblaient se tenir chaud ou se rassurer peut-être. "De deux choses l'une messieurs-dames, soit je prolonge la garde à vue et je vous bouffe, soit je vous relâche et je vous bouffe." J'imagine le plaisir qu'ils ont eu à retrouver leur gang en pleine nuit, un jour après, alors que tous les croyaient morts noyés dans le sac. Je leur demanderai comment  s'est passé leur retour de l'enfer. Juste au-dessus de la marmite bouillonnante. Avant d'y ajouter le laurier, l'oignon frit, le cul de jambon, une pointe de poudre de piment d'Espelette, un trait d'huile d'olive et la sauce tomate de mamie.

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