Magazine Journal intime

Donne nous ... (8) - Colin (première partie)

Publié le 07 septembre 2008 par Audine

Des entrées maritimes étaient annoncées mais rien ne se passait d’autre qu’un air saturé de pluie immobile.

Sur l’esplanade, un couple passe en discutant vivement, et elle lui dit la robe plus le sac, ça fait 60 euros donc 30 chacun, ça va quand même, mais le sac … et lui répond elle n’en a pas besoin et elle ajoute, elle en a déjà une kyrielle.

Kyriell, ça ferait un bon pseudo, pense Colin, qui pousse nonchalamment du pied un pion en plastique blanc pour l’avancer de deux cases sur l’échiquier géant peint sur le sol, face au musée, un pseudo de sorcier un peu efféminé, habillé tout en noir, Kyriell et ses diablotins.

Sur un des bancs qui longent l’échiquier, un homme accompagné de son gamin s’est installé, mais il ne suit pas la partie, il est plongé dans le Canard Enchainé, il a un sourire tordu, et le gamin s’ennuie, il doit avoir trois ou quatre ans, alors, quand il en a assez de courir après des pigeons aussi arrogants que miteux, il attrape le bas du journal et le froisse, et il dit voilà, il est tout fichonné maintenant et son père lève les yeux sur lui avec la résignation des Bourgeois de Calais.

Colin enfonce ses poings un peu plus dans les poches d’un sweat noir détendu et moelleux, ça tire la capuche qui s’étage sur des sourcils broussailleux, les bords du sweat viennent cacher le haut des jambes maigres et nerveuses, terminées par des baskets débordés par des lacets enserrés à l’intérieur, plus de velcros depuis la maternelle, trop la tehon, les velcros.

Il est beau et de la grâce éphémère de ces adolescents portant un regard lucide et ironique sur le monde et se plaçant, un pas de coté, comme je vous aime douloureusement mais comme vous êtes vains.

Il joue contre Pilou, le gagnant prend les blancs dans la partie suivante, des parties rythmées par deux pendules cote à cote qui marquent les sept minutes imparties à chacun des joueurs, qui après chaque mouvement sur l’échiquier, viennent appuyer sur un buzzer, et une minute avant la fin, un gyrophare bleu tourne.

« Etat d’urgence pour les noirs ! » ou pour les blancs, annonce alors théâtralement Hafid, l’animateur. Hafid a souvent des poses de baratineur de foire.

A la fin des sept minutes, la grande aiguille fait tomber un drapeau.

« Parce que, mesdames et messieurs, le gagnant peut être en très mauvaise position, et néanmoins voir le drapeau de son adversaire tomber et ainsi remporter la partie. Il ne s’agit pas seulement de jouer intelligemment, il faut réfléchir vite ! Les échecs de plein air allient ainsi la réflexion et la rapidité ! ».

« C’est pour ça que c’est bien » ajoute Hafid moins fort, avec une œillade vers deux jeunes filles stoppées quelques secondes devant l’échiquier, qui agitent des milk shakes à l’aide de pailles roses et sophistiquées de virages, mais le clin d’œil d’Hafid les effarouche et elles s’en vont.

« You want to play ?” interroge Hafid en direction d’un touriste qui échange vivement avec sa compagne et Hafid adopte un curieux mélange d’accent, parigot, marseillais et arabe. « Fifty centses fore ol ze game » et impatient : « c’est pour promouvoir le truc ! », puis, « you cane have ouane drink », il précise, en exhibant une canette d’Orangina. Le touriste décline la boisson et fouille dans sa banane pendant que sa compagne lève au ciel des yeux abrités derrière des hublots vert foncé.

Un instant distrait, Colin jette un œil en bordure de capuche, il s’attend presque à entendre Hafid ajouter « c’est pas cher, cinquante cents et tu joues, mon frère ! ».

Le touriste sera donc le prochain adversaire du gagnant. Pilou vient d’aller taper sur la buzzer d’un pas élastique, tel un chameau en overdose de caféine.

Colin cultive sa nonchalance.

Pour roquer, il retire les mains de ses poches, saisit le Roi par le bout de corde passé dans l’anneau qui surmonte chaque pièce géante, pousse sa tour avec le pied vers le centre de la rangée, et replace le Roi à ses cotés, fait quatre pas les mains dans les poches, en ressort une pour appuyer sur le buzzer, et va se replacer derrière sa base les yeux fixés sur les cases.

« Les blancs se mettent à l’abri » commente Hafid.

Pilou doit avoir sensiblement le même âge que Colin. Il est grand, dégingandé, porte les cheveux longs noués en queue de cheval, un teint rougissant, les poches pleines de papier à rouler, de paquets de tabac informes dont les miettes s’échappent, tels les postillons d’un tuberculeux.

Un jour, Colin a vu Pilou faire une démonstration du roulage de cigarette « à l’envers ». Pilou avait roulé une fine cigarette, avec tout le bord gommé du papier qui dépassait, auquel il avait mis le feu, puis il avait fumé en pérorant, « comme ça, les bords sont soudés, on fume moins de papier et pas de colle ».

Colin l’avait trouvé un peu frime.

Colin lui, ne fume pas, ça fait perdre trop de temps, et il n’a rien d’un hippie de blé.

Il pense qu’il va gagner sur Pilou, qui se laisse trop facilement déstabiliser. Il l’a entendu se plaindre d’Hafid, qui systématiquement le taquine en s’exclamant dès les premiers coups de Pilou, ça y est, tu as perdu ! et annonce toujours à la cantonade, le pauvre, il va prendre une pâtée !

Hafid n’est pas du genre à négliger les détails psychologiques qui peuvent mener à la victoire.

Lorsqu’il prend du matériel à l’adversaire, y compris des simples pions, il les garde tant qu’il peut sous les bras, les accumule façon ogre, et roule des yeux en paradant sur l’échiquier et en chantonnant « Je remplis mon garde manger ! », ce qui fascine les enfants spectateurs, qui se mettent à guetter le sort des pièces coincées sous les bras d’Hafid dans un mélange de joie païenne et angoissée.

La plupart du temps, Hafid le clown perd.

Mais Colin ne l’a jamais battu hors des yeux du public.

Hafid préfère le théâtre à la victoire, mais son honneur serait perdu en cas de défaite sans théâtre.

Loin du public, Hafid joue les yeux rivés sur l’échiquier et aligne ses prises sur le bord, sans un mot.

Colin réprouve vaguement cette dichotomie d’attitude.

C’est qu’il tente d’élaborer une théorie, la théorie de la Cohérence.

Pour Colin, le monde irait bien mieux s’il était cohérent, si même les gens commençaient à être cohérents.

Ca leur éviterait d’avoir des vies de mites alimentaires.


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