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Château-Rouge

Publié le 18 septembre 2008 par Zoridae
Dès le réveil, les boules Quiès ôtées, une cohorte de mille bruits martèle les fenêtres, embrasse les murs lépreux, laissant des empreintes flavescentes. La voisine, jeune éléphante, aux éternuements démoniaques, arrose de morve son parquet, puis le laboure d'un pas martial. Un camion souffle, couine et pète, avant de s'affaisser sur ses essieux, ses portes brassent l'air matutinal, s'écrasent sur ses flancs imbibés d'une rosée crasseuse. Enfin, il vomit des palettes de nourriture que des débardeurs serrent contre leurs torses, déjà fétides, et trainent sur des chariots aux roues métalliques.
Soudain, l'enfant pleure. C'est un long cri qui se termine par un hoquet car ses yeux ont embrassé la falote lumière du jour et il a deviné que c'était un jour d'école. Alors se succèdent claquements de baisers, reniflements, supplications, cris, promesses, cavalcades, petit-déjeuner et nous nous retrouvons dehors, pantelants, les joues tartinés de larmes, de dentifrice, de mucus, hagards, effrayés. L'air, glacial, est imprégné de l'odeur chimique de la dératisation trimestrielle.
Devant la porte de l'immeuble, un homme aboie dans son téléphone. Au feu, des automobilistes oublient leur paume sur leur klaxon. Puis ils abaissent leur vitre afin de scander, postillonnant d'une salive putride, des insultes d'où émerge le mot "foutre", des sons en "ard" et "asse" à la saveur minimaliste. Au dessus de la piste cyclable, on installe un échafaudage. Des poutres d'acier sont hissées à notre passage, les ouvriers crient, ils enchâssent des échelles, des grilles, hissent des chaînes qui rebondissent contre les murs, sinistre cacophonie.
A Château-Rouge, elles sont déjà là, ceintes de tissus aux couleurs ardentes, enturbannées, une main sur leur chariot, l'autre soutenant parfois les fesses de l'enfant suspendu dans leur dos. Elle mâchonnent les céréales à vendre, crachent des grains en même temps qu'elles sifflent : "maïs, maïs". De temps en temps, elles trouvent un acheteur et, lâchant le trognon à moitié rogné, elles hurlent des mots aux consonnes roulantes, le visage hilare, d'une voix colérique. Puis, calmes, hautes, elles regardent la gueule brenneuse du métro avaler leurs clients.
Elles resteront là jusqu'à l'heure de la dernière rame, s'asseyant quelques minutes à peine, le temps de fourrer un sein entre les gencives enflées de leur nourrisson.
Plus loin, un homme semble faire la circulation au milieu des bicyclettes. Ses sourcils se soulèvent lorsqu'on l'apostrophe et, d'entre deux lèvres gercées, file un glaviot filandreux qui s'écrase sur la nuque du coupable. Alors, il modifie la position de ses bras, lève le droit, abaisse le gauche comme préposé grotesque à la circulation.
Dans une cabine de toilettes publiques, une femme se glisse, sac à main au bout du bras, élégante avec sa veste au col de fourrure. Au fond, collés contre les parois de plastique, deux hommes au faciès terrible attendent de se livrer avec elle à quelque commerce.
Nous pressons le pas, nous sommes en retard...
Mes pensées, mon écriture sont toutes imprégnées du livre que je lis. Dans la description du Paris sordide de la fin du dix-huitième siècle, c'est presque le mien que je retrouve, aux odeurs nauséabondes, à la crasse étale, foulé aux pieds d'habitants hagards. C'est un premier roman, une des plus belles œuvres que j'ai jamais lues : Une éducation libertine de Jean-Baptiste del Amo.

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