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La Voix

Publié le 21 septembre 2008 par Mbbs

Jamais je n'oublierai celle qui pour moi restera toujours l'inconnue*. Elle n'avait ni visage, ni silhouette. Tout a commencé par ce coup de téléphone, un dimanche soir, je me souviens précisément de l'heure, il était 21 heures.

- Je voudrais parler à Jean Paul
- Je pense que vous faites erreur, il n'y a pas de Jean Paul ici.
- C'est bien le 01 45 28 77 49 ?
- Oui.
- Arrête de te moquer de moi Jean Paul, c'est Lise, ce que j'ai à te dire est très important. Si tu ne m'écoutes pas, je suis capable de me suicider, tu le sais !
- Mais je vous assure, je ne m'appelle pas Jean Paul mais Pierre ! Vous faites erreur.

Et à ce moment-là, elle a éclaté en sanglots. Comment ne pas être troublé ? N'importe quel homme aurait réagi de la même façon. J'ai essayé de lui parler, de la rassurer, rien ne la calmait. Voilà comment sa voix est entrée dans ma vie. A partir de ce jour là, elle m'a téléphoné tous les soirs. J'aurais certainement dû me méfier, prendre de la distance, mais je n'ai pas su ou pas voulu. Elle appelait tous les soirs à 21 heures. Sa voix s’insinuait en moi, légèrement rauque et douce à la fois, sauf lorsque des larmes l'empêchaient de parler.

Je ne saurai dire, même aujourd'hui, si ce Jean Paul dont elle a parlé le premier soir existait vraiment. Ses appels ont duré quatre mois et, soir après soir, elle tournait les pages de sa vie. Peut-être a-t-elle menti, je ne sais pas. Il me suffisait de rester silencieux, de murmurer un « je vois » ou un « hum hum » et  elle parlait, comme si à la fin de chacune de ses journées, elle n'avait rencontré que le silence des murs d'un appartement qu'elle décrivait comme sombre et encombré d'absence.

A partir du troisième mois, elle  a changé. Sans doute parce que j'ai commencé à lui poser des questions. Je crois que je m'attachais à elle. Je n'aurais pas dû. Un beau jour, je lui ai dit : « Et Jean  Paul ? Il existe vraiment ? » Elle a eu l'air bouleversée que je remette en cause l'existence même de Jean Paul. D'ailleurs, elle a raccroché immédiatement, pour rappeler cinq minutes plus tard, en s'excusant.

Ce qui me paraît curieux, encore aujourd'hui, c'est que ni elle, ni moi, n'avons voulu nous rencontrer. Nous nous contentions du fil de nos voix.

A partir de ce soir là, je ne lui ai plus parlé de Jean Paul, je sentais que si je voulais continuer à l'entendre jour après jour, je ne pouvais plus lui poser de questions sur lui. J'étais déjà amoureux. Cet amour peut vous sembler étrange, mais quelque chose dans sa voix, dans le lien qui nous unissait, me paraissait plus important que tout ce que  possédais jusqu'alors.

Je finissais par ne plus sortir, déclinais toutes les invitations - même celles de femmes qui pourtant m'auraient plu - je perdais l'appétit,  je ne lisais plus et j'attendais sa voix.

Tout au long du troisième mois, j'ai senti sa nervosité, son manque de patience. Le moindre bruit dans mon appartement, le moindre manque d'attention de ma part, tout lui était insupportable. Au début, elle me menaçait, presque gentiment « Si tu ne m'écoutes pas, je raccroche ! », mais à la fin du troisième mois, elle pleurait de plus en plus. C'est alors que je lui ai posé une nouvelle question, il fallait que je sache ce qu'elle cachait. « Dis-moi ce qui s'est réellement passé avec Jean Paul ! Est-ce qu'il s'est passé quelque chose dans mon appartement ? » Ces paroles n'avaient pas été préméditées, je venais de me souvenir que lorsque j'avais décidé de louer l'appartement,  le type de l'agence m'avait dit, mi-figue, mi-raisin, - «  j'espère que vous ne croyez pas aux fantômes ! », mais je suis assez peu curieux et je ne lui avais pas demandé d'explications. Il y eut un silence, puis elle m'a dit d'une traite qu'elle avait tué Jean Paul, dans la salle à manger de mon appartement, et que le corps avait été transporté ailleurs. « Je ne peux pas m'habituer à cette mort ! Ça ne peut pas être moi », ajouta-t-elle.

Je sais, on peut trouver bizarre que je n'aie rien fait, que je n'aie pas prévenu la police, que je n'en aie jamais  parlé ni  à mes amis, ni à mes parents !  J'ai gardé ce secret pour moi, pour nous, presque comme si cette mort était un enfant que nous aurions eu ensemble, elle et moi. J'étais amoureux fou d'elle, aussi stupide que cela puisse paraître, amoureux d'une voix.

Je ne lui ai pas demandé de détails sur la mort de Jean Paul, mais elle m'en a donné quelques-uns, sans doute pour savoir si nous pouvions sceller un pacte. La mort de Jean Paul était devenu notre mort. Je peux même affirmer que j'étais heureux qu'il ait disparu, c'était un peu comme si je l'avais tué moi-même.

A partir du quatrième mois, notre relation a beaucoup changé, elle est devenue très intime, plus charnelle. N'importe quel homme se demandera comment on peut avoir une relation charnelle  avec une voix... c'est pourtant ce qui s'est passé.
Chaque matin, je partais au travail avec sa voix, j'entendais ses chuchotements graves, ses frissons rauques, ses intonations me chatouillaient les lobes de l'oreille aux moments les plus insolites, et je sentais sa caresse lorsque je rédigeais mes dossiers de subventions au bureau ; je crois même… mais j'en parlerai peut-être plus tard.  Mon travail me pesait, mes collègues de bureau me déprimaient, je n'avais plus d'amis, il n'y avait plus qu'elle, elle et elle : j'étais éperdument amoureux, amoureux d'une voix qui avait dit s'appeler Lise. Je pense même pouvoir dire aujourd'hui que pour rien au monde je n'aurais voulu la rencontrer ; sa présence aurait instantanément rompu le lien qui nous unissait.
A 21 heures précises, toujours, elle me téléphonait et l'heure qui suivait  était d'une sensualité délicieuse. Jamais, avec aucune autre femme, je n'ai ressenti ce que j'ai ressenti avec sa voix. Chaque sensation était explorée jusqu'à ce que l'un comme l'autre nous découvrions les limites de notre jouissance. Elle savait exactement ce que je désirais au moment où je le désirais et nos voix exploraient nos corps dans leur intimité la plus absolue, aussi étonnant ou absurde que cela puisse vous paraître. Oui, je peux dire que je faisais l'amour avec une voix !

Depuis qu'elle n'est plus, je suis le passager  de ma propre  vie.  Je me suis perdu à moi-même.
Le premier jour du cinquième mois, le téléphone a sonné, mais à 19 heures. J'ai décroché, c'était un homme, il appelait du commissariat du 12ème arrondissement pour me dire que Lise était morte. Mon numéro était à côté de son téléphone, c'est la raison pour laquelle j'ai été appelé tout de suite. « Vous connaissez Lise Dedieu ? » m'a-t-il dit, j’ai tout de suite su qu’il s’agissait d’elle, « Elle est tombé du quatrième étage, un suicide », a-t-il précisé. « Elle a laissé un mot à côté du téléphone, je vous le lis, je ne sais pas ce qu'il faut en penser, voilà :   Jean Paul n'a jamais existé, je l'ai oublié. Sache que de  toute ma vie, je n'ai vécu que quatre mois. Maintenant je dois partir. Je n'oublie rien. Ta voix. »


Voilà comment sa voix a disparu de ma vie et m'a fait disparaître à moi-même. Je sais que vous ne croirez pas à mon histoire, pourtant je me sens obligé de laisser cette lettre dans l'appartement, pour qu'on sache... Celui qui la trouvera la lira puis la donnera à qui il pensera utile de la donner. Je peux juste dire que je pars pour me retrouver.

* Phrase lue dans une nouvelle de Jacques Sternberg,  « l’inconnue »


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