Magazine Journal intime

Romuald et Juliette

Publié le 07 octobre 2008 par Corcky



Peut-être as-tu vu, à la fin des années 80, ce petit film de Coline Serreau bien sympatoche mais aussi nunuche qu'une production Disney croisée avec une comédie ethnique de Thomas Gilou.
C'était un peu l'histoire de Pretty Woman, sauf que la mariée était en noir une Noire à l'embonpoint assez marqué (une sorte de Magloire au féminin), qui élevait courageusement seule ses cinq mômes nés de cinq pères différents, et qui bossait comme femme de ménage dans une grosse boîte. En Richard Gere du pauvre, tu avais Daniel Auteuil (on fait ce qu'on peut avec ce qu'on a), et la brave Juliette passait une bonne partie du film à lui épargner un scandale à côté duquel l'Affaire Clearstream et les ventes de frégates à Taïwan font figure d'aimables petites arnaques à la Carte Bleue.
Après avoir éclusé tous les clichés du genre pendant une heure et demie (le racisme des fonctionnaires municipaux, la cupidité des actionnaires, la mesquinerie des bourgeoises, sans parler de la "propension" des Noirs à faire plein de gosses et à vivre dans des HLM merdiques), on te livrait le happy-end sur un plateau, vu que Juliette et Romuald finissaient par se marier et avoir un petit métis pété de thunes.
Pourquoi je te parle d'un gentil navet sorti il y a vingt ans?
Parce que, pas plus tard que ce matin, j'ai repensé au personnage de Juliette, justement.
Attendu que là où je bosse, des Juliette, on en a deux pour le prix d'une.
La différence (minime, certes) entre les vraies et celle du film, c'est la Juliette qui rembarrait copieusement Daniel Auteuil était une nana indépendante, bosseuse, que si c'était un mec on dirait d'elle qu'elle a des couilles grosses comme ça, le genre de mère céli-battante qui ne s'en laisse pas conter, même quand son fils aîné se retrouve en taule et que ses ex-maris jouent les filles de l'air.
Alors que les nôtres, ben c'est pas tout à fait ça.
D'abord, elles sont blanches.
Et ensuite, si la Juliette du film était taillée comme Carlos, les nôtres, elles sont épaisses comme Vincent Mac Doom.
Appelons-les "Juliette 1" et "Juliette 2", si tu veux bien, et c'est pas bien grave si tu les confonds, vu qu'elles sont interchangeables.
Tu as déjà essayé de passer le plumeau et le balai dans sept bureaux différents en moins de trente minutes?
N'essaie même pas, seules les Juliette sont capables de faire péter un score pareil.
- Heu...Juliette?
- Voui, mamzelle  l'emmerdeuse?
- Dites voir...vous ne poussez pas un peu les meubles, quand vous balayez l'infirmerie?
- Ah, dame non, mamzelle! Sûrement pas, ça risquerait de rayer le parquet.
- Mais c'est pas du parquet, Juliette, c'est du carrelage de merde, de toute façon.
- Bah, raison de plus: on va pas vous l'abîmer davantage.
Les Juliette, elles ressemblent à une paire de nageuses qui feraient un numéro de natation synchronysée.
- Julieeeeette?
- Vouiiii, Juliette?
- On va prendre le café, là, il est 9h30.
- Bah, attends, je finis le bureau du directeur et puis j'arrive.
- Bah, c'est pô grave, tu le finiras après.
- Bah, nan, si j'arrive à finir celui-là, la journée, elle est terminée.
- Bah, alors je t'attends en bas, je suis épuisée.
- Bah, moi aussi, crevée.
Quand Juliette 1 a pris trois semaines d'arrêt de travail, je t'avoue que je me suis un peu inquiétée, rapport au fait qu'elle souffre perpétuellement du dos (en tout cas, elle passe son temps à se tenir les lombaires en gémissant) et que je me disais qu'elle avait pu se déchirer un truc ou s'en claquer un autre.
- Ah, Juliette, vous êtes revenue? J'suis bien contente! Comment va votre dos?
- Mon dos? Bah, il va bien. C'est moi qui ne vais pas très fort.
- Ah? Mais je croyais que vous aviez eu un problème de dos, moi.
- Bah, nan. J'ai eu un panaris.
- Un PANARIS? Vous avez été arrêtée trois semaines pour un PANARIS?
- Bah, voué. Faut dire, aussi, il s'est infecté.
Les Juliette, parfois, elles se font un peu remonter les bretelles par le directeur du Foyer.
Mais c'est pas souvent, seulement quand il trouve qu'elles ont pas bien fait le repassage, le ménage et les courses chez lui (le directeur, c'est un altruiste, il se dit qu'une Juliette, c'est pas bien payé, et il a raison, du coup il les fait bosser au black dans son six-pièces à Ménilmontant).
Dans ces moments-là, quand elles se sont pris un savon, tu ne les reconnais plus, les Juliette.
Elles se mettent à bourdonner autour de toi comme un essaim d'abeilles ouvrières, frotte ici, astique là, lave à grandes eaux et nique la serpillière à force de la tordre dans tous les sens.
- Mamzelle l'emmerdeuse, allez hop hop hop, on se lève et on quitte l'infirmerie, faut qu'on nettoie, nous!
- Eh! Mais vous êtes vraiment obligées de le faire en même temps?
- Bah voué. Juliette, elle lave, et moi je balaie.
- Vous voulez dire que vous balayez, et qu'ensuite Juliette lave?
- Bah nan.
- Mais c'est pas...comment dire? Pas très logique, de balayer la poussière après avoir lavé par terre...
- Bah, j'vous dis pas comment faut faire des piqûres, moi, hein? Alors faut nous laisser travailler, maintenant. Allez, allez, faut nous laisser.
Et comme je suis assez arrangeante, et que j'ai aucune envie de me prendre la tête, je m'exécute.
Et quand je reviens, après un délai que j'estime raisonnable (cinq minutes à tout casser, vu que c'est le temps moyen que les Juliette passent à nettoyer une pièce), qui je retrouve derrière mon bureau, en train de surfer sur internet en pouffant?
Je te le donne en mille.
- Dites voir, les Juliette, si je vous dérange, faut me dire, hein.
Regards hautains, moues dédaigneuses et sifflements méprisants.
- Bah, on fait tout comme vous faites parfois, mamzelle l'emmerdeuse.
- C'est-à-dire?
- Bah, on était sur un site de docteurs où c'est qu'ils parlent du panaris.
- Et puis?
- Eh ben je disais à Juliette qu'elle m'avait tout l'air d'en avoir un, elle aussi, vu qu'elle a très mal au bout de son doigt.
- C'est ça...
- Du coup, on est aussi allées sur le site de la Sécurité Sociale.
- Mais...pour quoi faire?
- Bah, pour se renseigner. Que si ça se trouve, le panaris, c'est une maladie professionnelle, que c'est à cause de notre travail, et qu'on peut demander des sous à la Direction que c'est sa faute.
Et de quitter tranquillement mon infirmerie en file indienne, le torse bombé, les yeux rivés sur la ligne d'horizon et la narine frémissante.
Tu sais quoi?
Je me suis gourée de métier.



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