Magazine Journal intime

Escalier.

Publié le 13 octobre 2008 par Thywanek
L’escalier descendait depuis un temps immesurable. On ne savait d’où. Il suivait successivement des flancs montagneux, des pentes de collines, des façades d’immeubles, les parois de hauts quais de pierre surplombant des gorges au fond desquelles passaient des eaux imperceptibles. Il enjambait des vides suffocants. Des espaces de néant glacials et parfois même reposants. Il sortait d’un palais perdu. Une caverne originelle que des éternités d’espérance et de désir avaient taillé, creusé, façonné, ouvragé, ornementé. Depuis qu’il avait disparu de portée du regard, on en était réduit à imaginer des colonnes, des frontons, des marbres et des ors. Des salles aux habitats chatoyants. Des terrasses ombragées sous un luxe végétal frémissant. Des fontaines et des lits. Et quelqu’un de lointain multiplié par plusieurs semblables, vivant dans ses murs d’une solitude, elle seule inoubliée. Sûrement que le réel s’il existait encore là-bas, était bien différent. A part la vie. Sûrement qu’il y avait des cris. Des tempêtes. Des écroulements. Des fragments recroquevillés au pied de l’édifice frappé alors d’une vacuité mortelle. Des piles de pages blanches ou couvertes d’une poésie sans échos. Des oiseaux desséchés. Des rires exutoires de colères impuissantes. Des dévorations de fleurs. Des traces de mutilation. Des cavalcades au delà de l’essoufflement au bord du précipice. De longues plaintes noueuses, assis sur la première marche, guettant au dessus du gouffre un retour insensé. Et illusoire.
Sa silhouette sombre au déhanchement fatigué traversait un pallier où des corridors tranchaient d’énormes blocs de rochers rectilignes ça et là percés de fenêtres allumées.
Des harpes de pluie, froides et obstinées, arrosaient en diagonale et finissaient en vernis luisant sur les pans dressés autour de lui et sur le macadam où son pas chaloupait. Volées de gouttelettes fines, serrées et furtivement brillantes qui remplissaient la nuit d’une immense piscine en suspension lascivement brassée de courants d’air.
Il était trempé jusqu’à l’intérieur de ses vêtements. Il sentait par son col ouvert monter une chaleur humide d’eau et de fièvre. Il remontait du sud. Il y avait des heures qu’il marchait. Croisant des nageurs et des nageuses pressés. Quelques poissons insouciants. Quelques amphibiens pliés dans des niches de roches.
Sa fatigue n’avait pas réussi à atteindre son ventre vide et dur, ses mâchoires tendues et entrouvertes, ses yeux sans paupières. Il n’avait ni faim ni soif. Juste besoin de mourir un peu. Pour pouvoir retrouver le sommeil lorsqu’il aurait rejoint sa barque.
Ces heures qu’il marchait s’élevaient comme des jours. Ces jours atteignaient des années. Des années qui ruisselaient de l’escalier avec une mémoire intacte. Et qu’il savait poursuivre sa descente, le précédant et frayant à son insu un tracé sur lequel il penchait en vain tour à tour son inquiétude ou sa curiosité.
Au bout d’un corridor plus étroit il arriva dans un large canyon qu’un chantier sismique avait écartelé, repoussant les parois rocheuses au delà de plateaux où circulaient de rares soumarins dont les lumières des phares étaient mouchetés de gouttes électrisées. Au milieu une longue et mince tombe d’eau immobile, fendait le fond d’un pont à une écluse.
D’un coté des tentes et des cabanes dégoulinaient de pluie, blotties contre des hangars. En face, des toupies à béton étaient garées en file indienne.
Il scrutait chaque détail environnant, arrêté contre un parapet de tôle. Il pouvait imaginer des présences sous les toiles tremblantes et dans les abris précaires. Sous un auvent de planches un brasero fumait encore. Il vit des vieux sièges d’auto et une armoire déglinguée qu’on avait hâtivement couverts de bâches transparentes.
Plus loin il aperçu de l’autre, presque nu, sous le pont, appuyé à une rambarde, en train de se laver les yeux dans les eaux mortes du canal.
Il s’engagea dans la descente pour véhicule qui menait jusqu’au bord du couloir d’eau. Puis très lentement il s’approcha du pont pour détailler progressivement de quoi c’était fait.
C’était fluet. Chétif. Mais d’une fragilité métallique. Indifférence de peau dénudée dans le froid. Chaleur primaire. D’age trop voyagé pour se savoir d’un temps précis.
Plus il avançait vers lui plus il sentait que cela n’existait peut-être pas. Pas encore. Ou qu’il était déjà trop tard. Que cela avait vécu et que cela n’avait plus que rarement d’autre besoin que sentir du chaud différent contre soi, des mains étrangères. Un souffle inconnu de nouveau répété. Un éclat brut de désir fugace. Un tranchant qui fasse ne rien regretter.
Cela avait tourné la tête vers lui en le sentant se rapprocher.
Visage de lune fermée. Tombé des marches précocement. Yeux décolorés. Tignasse hirsute.
Quelques pas avant le pont il s’immobilisa. L’autre se redressa. Les reins à présent calés sur la rambarde, cela signifiait l’attente.
Il ne voulait pas sous le pont. Il renversa le tête pour mieux recevoir la pluie et étendit ses bras. L’autre hésita. Longtemps. Des minutes entières. Interminables.
Il leva de nouveau la tête vers le ciel et se frotta le visage avec l’eau qui tombait du ciel.
L’autre finit par sortir de dessous le pont. Cela marchait avec souplesse et n’eut aucune réaction lorsque cela sentit l’eau lui mouiller rapidement tout le corps.
Ils étaient à présent l’un et l’autre face à face. Rien de plus. Pas un mot. Toute l’intention était assez dans chacun de leurs muscles, dans chaque ventre évidé, dans le tremblement même de leur cœur inévitable.
Il l’entraîna par la main dans un triangle d’ombre que formait l’amorce du pont avec le mur de soutènement du plateau au dessus.
Ils s’évaluèrent en connaissance de cause. Sans surprise. Sans précipitation. Assurés d’en recevoir assez tous les deux pour ce qu’ils en voulaient. Juste mourir un peu.
Il l’éperonna sans violence, goûtant au mieux ce que chaque mouvement de leurs corps pouvait verser dans l’appétit égoïste de leur plaisir, des mains, des sexes, des reins, des bouches, des nuques, sous la douche pluvieuse. Leurs peaux exhalèrent quelques vapeurs dans le froid. Les sons de leur volupté sourdaient faiblement de leur immersion.
Ils atteignirent sans peine l’estuaire par où s’évacua leur trop plein dans d’inaudibles souffles de soulagement, et prirent encore soin de revenir au calme en échangeant des marques de satisfaction aux signes invisibles.
Rhabillé de ses vêtements gorgés de pluie, il le pris de nouveau par la main et le ramena sous le pont. Il eu brièvement le geste de faire onduler ses doigts dans le désordre de sa tignasse trempée. Puis il recula.
Cela l’observait, s’en allant. Impassible. Une si vague lueur de contentement dans le puits trop clair du regard.
Il recula encore. Le cœur asphyxié. Comme souvent. Comme toujours. Cette sensation que tout avait été là et que cela ne s’effacerait plus jamais.
Il leva furtivement la main dans un salut dérisoire.
Puis se retourna et s’éloigna en direction de l’écluse.
Il marchait plus rapidement. Parvenu à l’endroit d’où il avait découvert le chantier du canyon, il tourna la tête vers le pont. Dessous, la silhouette avait repris sa pose plongeante dans la surface inerte du canal.
Il se remis en route vers le bout de ce pallier, dont il ignorait la distance. Escomptant qu’un peu du provisoire dont il venait de s’emparer saurait remonter jusqu’en haut. En attendant mieux.
Il rejoignit sa barque amarrée dans la hauteur d’un rocher. Là où il l’avait laissée.
La fatigue enfin répandue dans tout son corps.
La porosité de son cœur avait cessé.
Enfermant un peu d’une eau de pluie parfumée d’une eau de chair.
Plus haut, bien plus haut, guetté au dessus du gouffre, un retour insensé. Et illusoire.

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