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Famille

Publié le 13 octobre 2008 par Zoridae
La tête renversée, à gorge déployée, elle râle, grogne et braille, étalant son goitre, secouant sa poitrine avachie, à mi-chemin entre la femme et la truie. Parmi les syllabes indistinctes, les cris gutturaux, trois mots se détachent, qu'elle répète avec plus ou moins de précision, laissez-moi tranquille, laissez-moi tranquille, en boucle.
Dans son sillage, un gamin de treize ou quatorze ans, harnaché à son cartable, alors qu'il est bientôt minuit, caparaçonné dans un parka trop grand pour lui, la soutient lorsqu'elle s'écroule sur le capot d'une voiture stationnée, la précède lorsqu'elle traverse un groupe, et s'agrippe à elle en sanglotant. Le père suit d'un peu plus loin, la tête haute, la lippe baveuse des insultes qu'il éructe. De temps en temps, poussé par une haine qu'il ne contrôle plus, il presse le pas et assène sur la tête grasse de sa compagne une ou deux baffes bien sonores. Aussitôt le petit groupe se met à hurler : la mère demande encore une fois qu'on la laisse ; l'enfant jure qu'il ne le fera jamais ; le père promet qu'elle crèvera seule.
Ils ballotent d'un bord à l'autre d'une trottoir selon que la mère échoue contre le mur ou s'écroule sur un véhicule. Le père ordonne au fils de rentrer, de laisser sa mère indigne cuver dans la rue. Le fils refuse et sanglote dans le giron de son ivrogne de mère. Ce sont des pleurs de petit garçon, il hoquète, tremble et supplie, serrant le corps flasque contre lui. Il niche son visage là où il peut et cela m'évoque, quelques instants, la quête du nouveau-né lorsqu'il a besoin de lait.
Allongée sur le capot d'une petite voiture, la mère le repousse avec vigueur et finit par le battre aussi. Des deux mains elle le frappe sans le faire reculer. Il veut la relever, petit d'homme dépouillé de son enfance, il rabat sur les cuisses violacées, énormes, la jupe plissée bleu-marine. Il s'obstine et baisse la tête pour moins sentir les coups.
Un groupe de fumeurs, aux portes d'un bistro, regarde la scène avec nonchalance, s'approche d'un pas juste au cas où il y aurait du spectacle. Un homme rit. Alors le père s'élance de nouveau ; il tape la mère, sur la tête, de son poing il boxe le visage débile, du genou il heurte le ventre mou. Une femme hurle. Un homme tente de s'interposer et recule devant la fureur du père. La mère et le fils pleurent dans les bras l'un de l'autre, il pleure pour elle tandis qu'elle ne pleure que sur elle.
Ronflant, grognant, la voix cassée, elle balbutie Me tape pas, me tape pas. Le fils promet, croyant peut-être qu'elle s'en soucie, Je te laisse pas Maman, je te laisserai pas. Le père ne sait plus ce qu'il dit.
La famille s'ébranle enfin, traverse le groupe de spectateurs, qui s'écartent silencieusement.
Lentement, elle arrive au coin de la rue et tourne pour rejoindre le boulevard. On entend encore, longtemps après leur disparition les pleurs du fils...

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