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Pourquoi Jean-Marie Le Clézio mérite le Prix Nobel de Littérature

Publié le 22 octobre 2008 par Alainlecomte

Dans « le Monde » du 19 octobre, une étonnante tribune d’un professeur de lettres, qui dit s’exprimer en tant que tel, (il y insiste et en est fier). Son propos : nous convaincre que Jean-Marie Le Clézio est un piètre écrivain. La méthode ? Inventer une classification ad hoc (les bons versus les mauvais) et extraire de l’œuvre abondante du romancier… en tout et pour tout huit lignes, celles qui débutent le texte de « l’Africain », récit publié en 2004 où l’auteur relate les années d’enfance passées en Afrique lorsqu’en compagnie de sa mère, il avait rejoint son père, médecin de brousse au Nigeria, qu’il n’avait pas connu jusque là. C’est le seul récit réellement autobiographique de Le Clézio (même si la plupart de ses romans tirent leur inspiration des épisodes de sa vie). Le Clézio est accusé par ce professeur du crime de banalité, de non littérarité à partir de huit lignes qui disent en effet l’évidence : « Tout être humain est le résultat d’un père et d’une mère ». Le procès et la méthode sont stupéfiants. Passons sur la mauvaise foi évidente qui consiste à bâtir cette dichotomie ad hoc où l’on range, contre toute attente Le Clézio entre Amélie Nothomb et Christine Angot ( !), suggérantce qu’on appelle parfois avec mépris une « littérature de gare » (bien qu’avant qu’il ne reçoive le prix Nobel, je n’aie jamais vu ses livres en promotion sur les rayons des kiosques ferroviaires…), mettant à l’autre pôle des écrivains, certes hautement estimables, mais pas si éloignés de lui de par leur style et leur manière de concevoir la littérature (comme Annie Ernaux). L’analyse des huit lignes en question est encore plus étonnante. Le professeur révèle ses « critères » : le seul élément qui pourrait à la rigueur sauver ces lignes, c’est…. à la ligne 4, un soupçon d’allitération : il est écrit « ils sont là avec leur visage, leurs attitudes, leurs manières et leurs manies etc. ». « manières et manies », à la rigueur… ça c’est bon, coco ! mais le reste… Ainsi, on a compris : la qualité littéraire d’un texte se mesure au nombre d’allitérations ou autres figures de styles. Oserons-nous dire : au nombre de jeux de mots ? (« comment vas-tu y’ au de poêle », ça marche aussi ?).

En réalité, la prose de Le Clézio est toute autre, et c’est là que réside sa faculté puissante d’envoutement, car elle se construit justement sur le rejet de ces artifices de littérarité.

Je lisais récemment (je ne l’avais pas encore lu) ce roman paru en 1995 : « La Quarantaine ». Magnifique roman qui s’ouvre sur la rencontre entre l’arrière grand-père du narrateur avec Rimbaud, qui ensuite se continue par un long voyage vers Maurice qui fait bien sûr escale à Aden, où l’on retrouve Rimbaud mais cette fois sur son lit de souffrance, puis par la quarantaine proprement dite, due à une épidémie de variole qui s’est déclenchée sur le bateau. Les passagers, dont le narrateur Léon sont alors installés dans une attente qui ne peut se nourrir que d’une lente et longue exploration d’une île, et d’une rencontre de l’autre : les pauvres, les coolies, qui ont été souvent abandonnés sur cette île depuis bien plus longtemps. Le style de Le Clézio se révèle dans la description de cette attente : accumulation de petites phrases sèches, comme si le souffle était suspendu, l’angoisse du personnage étant à peine devinée sous cette progression méticuleuse du texte, rythme en accord à la fois avec le battement régulier des vagues et le va et vient permanent qu’adopte le narrateur, partagé qu’il est entre la fascination que lui inspire le camps des Droms (où figure la belle figure de Suryavati) et la répulsion qu’il éprouve pour le camp des siens.

Ce roman à lui seul, est exemplaire, de la démarche de Le Clézio : il s’agit de fuir l’artifice et le convenu pour développer, d’une manière manquant peut-être « d’humour », voire « d’esprit », une vision du monde pure, du monde tel qu’il a pu apparaître avant que ne soient superposées les couches de discours qui ont voulu en faire un « objet de littérature ».

Le professeur de lettres auteur de cette tribune est comme ces gens qui croient que le secret du succès auprès d’amis consiste à être « drôle » à tout prix, par l’accumulation de mots d’esprit qui finissent par lasser, alors que ce que l’on attend d’échanges avec un ami est simplement une parole dépouillée d’artifices, qui dise la vérité des sentiments ou des préoccupations de l’instant.

Il y a bien sûr une poésie de ce style : elle se marque dans le rythme, comme quand, de l’accumulation due auhasard, des formes de branches et de galets sur la plage, naissent des harmonies où nous croyons voir des œuvres d’art. Le génie de Le Clézio est dans la manière de simuler ce hasard, de simuler « la Nature »-même, afin de nous faire croire que la beauté de l’œuvre est due à la seule beauté des choses (et des personnes), alors que bien sûr, il intervient dans cette description du Monde à la façon d’un poète. C’est pourquoi la vision du monde qu’il nous donne est si puissante, et porte en elle un tel message d’espoir : espoir en la possibilité d’un monde qui serait tel que l’écrivain nous le décrit, avec ces êtres humains rejetés qui viendraient enfin occuper le devant de la scène, nous faisant découvrir à nous-mêmes notre propre humanité, ainsi que le fait, pour le narrateur, Suryavati dans « La Quarantaine ».


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