Magazine Journal intime

Cricket #1

Publié le 24 octobre 2008 par Gaspard_w

khao2

       

  Je lâche trois cents baht au taxi et longe le trottoirs étroit sous les appels incessants des premiers rabatteurs. Ping Pong Show ? Good Massage ? Want a girl ? Want a boy ? Hey man, grab a beer ? First time thailand ? Ping pong show ? En passant entre les groupes de Tuk Tuk rassemblés devant la façade du Burger King, je rajuste mon sac et m'engage dans la fourmilière.

  Un feu d'artifice d'enseigne lumineuse, des dizaines de bars, des milliers de silhouettes, fumée de grillade, odeur de sueur, montagne de poubelles éventrées par de grands chiens jaunes faméliques. Piercing pas clean, tatouage pas cher, flic corrompu, faux papiers, faux vêtements et vraies gueules de bois. Khao San Road, une longue plaie lumineuse dans le cœur de Bangkok, l'alcôve interlope de la cité des anges. La case départ autant que la case prison.

  Des basses d'Asian Dub au rez de chaussée d'une guest house sans prétention. Une série de tables et de chaises en bambou, un écran qui joue en mute une copie floue de Tropic Thunder. J'attrape une chaise, je pose mes sacs que je coince sous mes pieds, je prends le menu et me plonge dans l'éclat hypnotique du tube cathodique en attendant que la serveuse dérive dans ma zone. De l'autre côté de la rue un groupe de bovidés britanniques patiente en gloussant à un stand de tresse africaine, un grand Thaï leur tripote les cheveux en leur touchant les cuisses. Il a le sourire aigu, les mains qui glissent. Le soleil tombe, les hôtels et les taxis crachent les touristes par grappes, sous un ciel d'hémoglobine.

  Je me retourne vers la serveuse au moment où un type  s'installe en face de moi. Un genre de rasta blond à la peau très blanche, aux yeux très bleus. Une cascade de dread lui coule jusqu'au milieu du dos, une masse compact qui sent le gras. Il pose sur la table une Tiger encore pleine, des gouttes de condensation s'écrasent sur ses doigts sales. Il sourit sur une dentition incomplète.
  — Thaï-pt'ain-d'land mec ! Thaï-pt'ain-d'land mon pote !
Je fronce les sourcils, hoche la tête un peu. Le rasta colle sa bière à ses lèvres, se casse en arrière, en descend la moitié et continue. Thaï-pt'ain-d'land.
  — C'est trop d'vie mon frèr', trop d'monde, trop d'bruit. C'est l'coeur mon ami.
Les filles, l'alcool, le sexe, les drogues. Les drogues si t'aime.
Il me tend sa bouteille, je décline en avançant la paume, il finit le reste et se dresse sur sa chaise en se tournant vers la serveuse.
  — Hey ! Nam bordel d'merde, Nam putain d'beautée ? Tu vois ou pas ? Nam tu vois ou pas ? J'meure de soif, j'meure de soif mon ami et moi. -Il se tourne vers moi- T'bois quoi ? T'es genre quoi ? Une bière comme entre frères ?
Je dit small water, ça le fait marrer mais il commande quand même et je pense que c'est un habitué parce que en moins d'une minute les deux bouteilles sont devant nous. Le rasta jette un oeil a mes sacs.
  — Tu backpack mon ami ? Une vrai tortue mon ami ? Thaï-pt'ain-d'land, t'es bien loin d'chez toi, Thaï-pt'ain-d'land c'est l'début du voyage, l'début de l'histoire. Profite mon frère, profite de ton aventure dans les terres carnivor'.
Il pose sa main sur la mienne, je tente de l'éviter dans un mouvement de recul mais il me tient. Il a des ongles noirs au bout de doigts très fins, il s'approche et me parle de près, la bouche à quelques centimètres de mon visage.
  — Les terres carnivor', elles t'bouffent, si tu te méfies pas backpacker, elles t'bouffent.
Il me lâche et s'affale contre le dossier de sa chaise. Il porte une chemise à carreaux, un truc en flanelle un peu crade, un genre de cliché grunge. De la poche il sort une boite à tabac, prise sur son pouce et crache un truc brun sur le bitume.
  — Bien loin d'chez toi la tortue.
Il marmonne plus qu'il ne parle, il continue de remuer les lèvres sans que je ne puisse comprendre un mot de ce qui en sort. Autour de nous la nuit est tombée, la rue s'est remplie. Un groupe de travestis marche en direction de la Gulliver's Tavern, attrapant au passage le bras de jeunes mecs surpris, love you too much ! Love you long time ! Des clichés vieux comme le Vietnam. En face moi, mon nouvel ami continue de parler, pris dans le spectacle, j'en loupe la moitié.
  — ...oin d'un r'montant, b'soin de t'nir, Thaï-pt'ain-d'land au nom de Jah ! Tu bois quequ' chose ?
Je m'amuse du jeu des touristes. Singer les plus pauvres c'est la règle sur Khao San. On traîne des pieds nus, frottant sur le sol les bords déchirés de fisherman's pant délavés.
  — ...ébut dl'a route, qu'est-ce qu'tu bois ?
On fait la queue pour des billets de train, de bateau. Les îles, la plage, l'aventure balisée. Le danger là où on ne l'attend pas, à cent quarante dans des boîtes de tôle surchargées. Des souvenirs pour trois cents bath, des cicatrices pour pas cher. Une longue ligne brune sur une jambe, un tache blanche sur un bras, le local tatoo pour pas un rond. Je me tourne vers mon interlocuteur.
  — A Paris je bois plus.
  — Bien loin d'Paris mon frère.
Des pétards explosent au pied d'une échoppe, un nuage de fumée bleue monte entre la lumière vacillante des néons, se perd dans le ciel orange, dans les échos de la musique, les premiers soupirs de la nuit.
  — Une vodka red bull ?
Le rasta sourit, fait un signe à la serveuse.
  — C'est l'début backpacker, l'premier round d'cette long' nuit.
Le verre atterrit dans ma main, rempli de liquide jaune sucré, j'en prends uns gorgée, le repose et sourit.
  — Thaï-pt'ain-d'land ?
  — Thaï-pt'ain-d'land !
Je hoche la tête, quelqu'un crie dans le noir et la rue s'enflamme autant qu'elle prend vie sous le feu des enseignes comme les étendards multicolores d'une armée immobile.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Gaspard_w Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte