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Des mots (1)

Publié le 09 novembre 2008 par Zoridae
Novembre a été pendant des années un mois maudit. Le changement d’heure effectué, je commençais à ressentir l’effet d’un compte à rebours, amalgame de sensations, de souvenirs, de cauchemars qui me menait inéluctablement au vingt novembre, jour de la mort mon père, en 1989. Aujourd’hui je suis capable de dire qu’il y a eu un avant et un après sa mort. A l’époque il me semblait que ma vie s’était achevée, en même temps que la sienne, sur le coup, dans un accident de voiture.
Pourtant, l’année scolaire avait bien commencé. Je ne sais pourquoi – peut-être parce que j’étais enfin proche de lui – j’avais trouvé la force de briller. Je travaillais chaque soir tard, la plupart des cours me passionnait et j’étais vite devenue populaire parce que j’acceptais de combler les manques de mes camarades de classe s’ils me le demandaient. Un jour, j’avais dit à mon père : « Tu sais, je suis devenue très fort en mathématiques. Je crois que j’aimerais devenir médecin, comme toi, plus tard… » Il avais éclaté de rire. J’avais décidé que je le surprendrai. Je n’en ai pas eu le temps.
Ce n’est pas que j’ai été tirée de l’insouciance de l’enfance par sa disparition puisque insouciante je n’étais plus depuis longtemps. C’est que, à mesure que le chagrin, les regrets, les remords, la tentation de la folie, la colère s’infiltraient en moi, je suis devenue une autre personne que celle que j’aurais été sans cela. D’appliquée je suis devenue distraite, de résolue, hésitante ; ma réserve s’est muée en déraison, ma sagesse en hystérie ; d’économe j’ai été dispendieuse, de patiente, passionnée. Pendant les années suivantes, ma perception du temps a été complètement distordue. J’étais persuadée que certains événements précédant la mort de mon père avaient eu lieu dans ma petite enfance : je disais, par exemple, à mes amies que mon grand-père était mort, lui, quand j’avais huit ou dix ans. J’ai eu un choc quand, des années plus tard, j’ai réalisé que le père de mon père avait été enterré seulement neuf mois avant son fils.
Lorsque le téléphone a sonné au soir du vingt novembre, le décès de mon père avait été constaté depuis le matin. Les heures que j’avais passées entre dix heures trente et vingt heures trente sont des heures qui demeurent inconcevables, aujourd’hui encore. Je m’imagine tantôt comme une écervelée qui vaquait à ses occupations, ignare, bête, futile, tantôt comme une innocente au-dessus de laquelle pointait le couperet intraitable du destin. Ces heures ne semblent pas m’avoir appartenues et je les ai pourtant traversées comme les autres. Je n’ai pas été triste au moment de l’accident mais bien plus tard, alors que la nuit était tombée depuis longtemps.
La vérité c’est que, à dix heures trente, environ, le vingt novembre 1989, je rentrais du lycée. J’approchais de l’immeuble Des Rousses, où j’habitais avec ma mère et ma sœur et je pensais à mon père. Ma vie avait changé de façon spectaculaire depuis que, deux ans auparavant je lui avais écrit une longue lettre. J’avais raconté ce qu’il n’était pas et ce qui me manquait, j’avais pleuré et déversé sur travers le papier à fleurs toutes mes frustrations et tous mes manques, ma tristesse et ma rage. Une semaine plus tard mon père nous avait invitées au restaurant, sa femme et ma mère, Anna et moi, avec Ludivine, notre petite sœur. Il avait décidé de ne plus être en colère contre ma mère. Il avait fait des promesses qu’il avait tenues : nous emmener en vacances, ne pas nous tenir à l’écart de sa vie. J’avais cessé d’écrire dans mon journal que je le détestais et à la place c’est à lui que je murmurais, doucement, que je l’aimais.
Pourquoi ai-je imaginé sa mort ce jour-là, je l’ignore… Je ne souhaitais pas qu’elle advienne mais j’ai quand même éprouvé, l’espace d’un instant et le cœur battant, la liberté de mon existence sans lui. Des images très précises de ce que je pourrais faire s’il n’était plus là du tout, ont défilé, débiles, séduisantes, minables. Je me suis grisée de la certitude que je ne serais plus moi-même et ce changement m’apparaissait bénéfique, comme si en quelques minutes j’allais devenir la jeune femme libre que je rêvais de devenir enfant, une jeune femme capable de danser, de parler, de chanter sans peurs et sans complexes. Je décris cela de façon très précise parce que c’est un souvenir que j’ai ressassé maintes fois depuis, mais à l’époque, j’ai chassé ma rêverie malsaine d’un haussement d’épaules, vaguement honteuse, sans savoir qu’elle resterait gravée en moi à jamais.
Arrivée dans notre appartement, j’ai profité de l’absence de ma mère pour allumer machinalement la télévision. Il n’y avait rien d’intéressant et je suis allée effleurer les touches de mon piano. Je ne parvenais plus à jouer depuis que je me sentais heureuse parce que j’avais pris, depuis trop longtemps, l’habitude de pleurer en répétant mes études de Mozart, Beethoven, Scarlatti. Il m’était devenu impossible de faire du piano sans sentir les larmes rouler sur mes joues. Je me suis donc attablée à mon petit bureau et j’ai commencé la dissertation que je devais rendre le lendemain.
A vingt heures trente, lorsque mon oncle a appelé, j’étais de nouveau au travail après mon après-midi de cours. Quels mots venais-je de tracer ? De quoi parlait ce devoir ? Tout cela je l’ai oublié…

Illustration : Art and ghosts


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