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Le secret des familles

Publié le 16 novembre 2008 par Jlk

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On voudrait croire qu’une fête de famille suffît à régler tous les conflits, moyennant quelques silences ou quelques éclats, et c’est aussi à ça que rime le récit du fils prodigue qui joue au repentir pour que son père et la smala, qui jouent la vertu, puissent l’accueillir autour du veau gras, style barbecue dans le jardin des maisons établies – et celui qui écrit, qui joue lui-même la Sapience absolue de Dieu le Père au seuil de son île à Lui, les alignera sur sa page en vue d’un happy end à l’américaine, comme Prospero fait défiler, sur sa baguette, méchants et bons, puis les trie, les tance (les méchants) et les magnifie (les bons) avant de leur accorder à tous son onction de droit divin de poète qui toujours, comme les curés et les popes, aura le dernier mot.
Cependant, même jouant Prospero-la-vertu, ma tendance séculaire à prendre la tangente, ma tendance à zyeuter à la prière, ma tendance à ne pas croire au milieu des croyants et à le dire, ma tendance à croire au milieu des mécréants et à le dire - cette tendance d’enfant teigneux qui ne croira pas ce qu’on veut lui faire croire sans y croire, cette tendance des fils éternels qui répéteront toutes les erreurs des pères pour voir, cette tendance à tout éprouver et à tout ressentir par et pour soi, juste pour savoir, cette tendance m’emportera malgré moi, de sorte que Prospero, ce soir, dûment assisté de son Ariel magique et de Caliban l’imagier saligot, fera bel et bien parler les silencieux à sa façon.
En clair : la smala devrait y avoir droit, pourrait-on croire, mais de quel droit ? On pourrait croire que la réunion de famille tourne à la prise de becs et de poignards, mais pourquoi ? Pourquoi ne pas imaginer que le récit nous conduise ailleurs que dans la rancœur commune, pourquoi la fosse commune du ressentiment ne pourrait-elle pas nous être évitée par tel ou tel geste et par telle ou telle parole ?
Vous vous moquez de Grossvater qui vaticine à la porte de sa maison à l’arrivée des villages et des villes, mais vous avez tort : Grossvater n’aspire qu’à cet ordre supérieur que les profiteurs ont bafoué, Grossvater vient de la terre, comme la plupart des pères de nos pères Grossvater vient des hautes vallées ingrates où rien jamais ne s’est fait qu’à la sueur de son front et où tout se paie rubis sur l’ongle, selon son expression, tandis que les raiders et les traders spéculent dans les cités athées. La fête à laquelle Grossmutter et Grossvater ont convié le tout Berg am See des gens ordinaires ne vise qu’à faire la paix dans la smala et dans les quartiers. On laissera donc Grossvater vaticiner puisque c’est sa marotte de se prendre pour Dieu le Père: Grossmutter et nos tantes n’en seront que plus affairées aux cuisines et sur toutes les places ou l’on servira le veau gras puisque telle est la visée commune, de préférer l’ordre au désordre.
La fête de famille à laquelle notre mère-grand et le Président ont convié les villages et les villes se déroulera, pareillement, dans toutes les pièces de la villa La Pensée, avec pour visée commune d’accueillir les fils prodigues et les cousines dévoyées, et sans leur demander rien s’il vous plaît, quitte à les sacrifier dans la foulée s’ils ne jouent pas le jeu.
Car tout sera payé rubis sur l’ongle, là aussi. Chacun sait, en somme, que rien ne sera vraiment dit cette fois, sauf dans la tête de l’écervelé se prenant tout soudain pour le défunt Shakespeare. Même morts les silencieux se taisent : même oubliés, nos aïeux resteront fâchés si nous ne mettons pas un peu d’ordre dans leurs greniers et leurs placards. Notre mère-grand, c’est entendu, joue la vertu et se tait, mais elle n’en pense pas moins et je le sais: comme la fourmi noire sur sa pierre noire, comme Dieu le Père je la vois. Et notre tante Rosa se tait dans son coin, Rosa qui craint les hommes se tait, Rosa qu’un indicible désir taraude se drape dans sa douloureuse vertu, et qui oserait la faire parler sinon l’enfant cruel qui ne respecte rien, se croyant Le Croyant.
Or Caliban, mon ami, nous instruira sur le Croyant qui pose au pur sur le portrait de famille, et ça va faire autant pour Prospero que pour celui qui écrit, miroir cruel de l’enfant taliban. On va s’en dire, ce soir, les silencieux. Les morts taiseux vont se lâcher. On en apprendra des vertes et des pas mûres sur le secret des familles et Caliban s’en fera l’imagier, l’obscène poète sorti de terre comme un fatidique et phallique Orphée néo-reptilien, on va s’en dire à la veillée des taiseux…
(Extrait de L'Enfant prodigue, roman en chantier, pp.165-166)

Image: peinture d'Adolf Wölffli.


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