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Divine cuistance

Publié le 18 novembre 2008 par Jlk

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Tout cependant se déroule, pour commencer, selon les meilleures règles et apparences. Tel étant le dressing code traditionnel en milieu de moyenne bourgeoisie mitteleuropéenne à cette époque où nos morts sont encore vivants: la cravate pour Monsieur et la robe seyante, mais ni trop ni trop peu, dont l’exacte hauteur sur la jambe est déterminée par le tribunal des mères et des tantes.
Grossvater tient ses commandements de savoir-vivre de son apprentissage au Ritz, mais sa conviction n’en est pas moins qu’il faut savoir tenir son rang, selon son expression, et son fonds paysan l’a toujours instruit, autant que notre grand-père, surnommé Mister President, qui vient lui aussi de la terre, de ce que les vanités bourgeoises ont d’avarié au vu des véritables Usages dont le chic est de ne point apparaître. Ce qui fait que la réception, chez l’un comme chez l’autre, sera celle de gens ordinaires qui ont oublié le flafla proustien de leurs trente ans égyptiens, entre Farouk et les belles Anglaises…
N’empêche que la veillé sera de belle tenue, chez l’un comme chez l’autre, et dès l’arrivée des manteaux et des étoles, des gants et des mitaines.
L’arrivée des hôtes est marquée par un extraordinaire afflux de parfums frais, d’autant plus extraordinaire que l’époque, pour les gens ordinaires, n’est pas encore à la démocratisation des essences de luxe. Mais on relève déjà comme un début de fragrance d’eau de lavande et de citronnelle chez les dames, peut-être même une pointe de Soir de Paris ou de Chanel 5 chez certaines tantes se pointant à la villa La Pensée, et les hommes diffusent plusieurs variétés de lotions d’après rasage et plusieurs sortes de savons du dimanche.
Les parfums de la famille signifient les bonnes dispositions de tous, étant entendu que tous n’ont pas été invités, qui pourraient détoner, comme cette pauvre fille du deuxième lit de la mère de notre mère-grand, dont on dit qu’elle est une brebis égarée. Or Prospero se rappelle à l’instant qu’il lui faudra convoquer sur scène, à un moment ou un autre, les brebis égarées et les moutons noirs de la famille, dont Caliban (l’oncle Fellow sorti de taule avec une licence de philo) pourrait diriger l’intéressante sarabande.
De toute façon, le degré d’hypocrisie, comme celui de vanité, reste moyen chez les gens moyens que sont nos gens, qui se disent des gens honnêtes parce qu’ils le sont en effet dans les grandes largeurs, trouvant leur intérêt dans l’honnêteté plus que dans la filouterie, leur tranquillité dans le port de la cravate ou du joli tailleur, leur dignité dans une mise qui présente bien, comme ils disent.
C’est ainsi, pareillement, que l’accueil des hôtes se fait dans la plus grande simplicité, chacune et chacun étant invité à retirer ses snow-boots ou autres caoutchoucs dans le hall d’entrée avant de déposer manteaux et mantilles dans la pièce préparée à cet effet.
La caméra de Prospero s’attardera volontiers sur les moments intermédiaires de la réception, comme lorsque tout notre monde est encore debout et proclame son ravissement de se retrouver en famille ou, pour certains, le plaisir spécial (et non moins indéniablement sincère) de se revoir après tant de temps (on était aux missions de tel pays d’ Afrique ou en place en Angleterre), et Grossmutter disparaît bientôt en cuisine avec sa fille Rosa tandis que Flora propose à la compagnie de passer à la Stube, à l’instant même où la tante Mylène, à la villa La Pensée, invite la smala à gagner le salon.
Il y a partout un salon à gagner, fût-ce une pauvre carrée de paysans irlandais ou la Maloca des Indiens péruviens. Les cérémonies sont diverses et les plus riches n’ont pas l’apanage des plus apprêtées, loin de là. Les fourchettes de nos aïeux seront bel et bien disposées la pointe en bas, mais on s’en tiendra là, tant chez Grossmutter que chez notre mère-grand, pour le fiorituré de la table, cependant fleurie et dotée de nappes de lin surfin brodées au monogramme de la fiancée, cependant l’important est ailleurs : dans l’excellence aussi modeste que parfaite de chaque chose et dans le Cœur qu’on y a mis, malgré tout ce qui grouille et grenouille sous les crânes. Car il va de soi que nous ne sommes pas, ce soir, des crânes mais de braves défunts à table, dont les ossements ou les cendres reposent au jardin du monde.
Tout ne serait pas si parfait, au demeurant, si le grain de folie d’Ariel, voletant au-dessus des convives à l’apéro, et la touche sensuelle de Caliban, rampant sous la table avec les enfants, n’ajoutaient au tableau leurs touches de miel et de fiel.
Le mauvais esprit de certain oncle, ou l’aigre propension à dénigrer de certaine cousine célibataire, l’esprit critique de certain ado se faisant fort d’arracher tous les masques, ne se sentiront même pas si le bon naturel général s’entretient au moyen de tous les contre-poisons de ce qu’on dit la bonne compagnie.
Notre mère-grand, nourrie d’Ancien Testament, sait assez que sa chère smala fera la Bête en faisant l’Ange, aussi sûr que toute cravate corsète un possible coquin et tout minois de coquette le désir d’être lutinée par quelque satyre babylonien dont certain oncle serait l’incarnation à cette tablée, mais la bonhomie de notre mère-grand en tablier de cuisinière qui a mis les petits plats dans les grands, selon son expression, son cœur et son irrépressible besoin de faire plaisir font que c’est le plaisir qui passe les plats et que, même jaloux, le Dieu de Calvin serait mal venu d’en faire une affaire.
Ariel met de la gaieté dans les regards. Son charme opère dès les premières sorties de l’oncle plaisantin, conjoint de la sœur du premier lit de la mère de notre mère-grand, de même qu’il fait affleurer un sourire mutin sous les moustaches de Grossvater évoquant au même instant, à Berg am See, ces dames de Paris qu’il a vues de près – et même sa fille Rosa en sourit sous l’imperceptible influence de Caliban.
Nos tables ne sont pas absolument pures de menteuses et de menteurs, de truqueuses et de truqueurs, de vaniteuse et de vaniteux -, l’apôtre nous le rappelle dans son admonestation solennelle aux Romains que notre mère-grand cite volontiers les yeux aux cieux – et pourtant, le temps de ces agapes de mémoire, nous dirions que nous serions meilleurs au conditionnel de nos enfances.
Seigneur même : nous serions sauvés : la divine cuisine de nos vieilles peaux nous aurait sanctifiés le temps de cette chère veillée.

(Extrait de L'Enfant prodigue, pp. 167-169)


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