Magazine Journal intime

Grand comme le petit éléphant

Publié le 23 décembre 2008 par Pffftt
J’étais assise sur la banquette arrière et la caisse roulait bien trop doucement dans le silence mortel de l’A10.
Pourquoi quand les gens sont morts font-ils autant le silence ?
Je pianotais compulsivement et les mots cryptaient l’écran vide intersidéral de mon mini Asus.
La matrice.
Damien au volant.
Il s’est tourné vers moi.
- Ca va ?
- …
- Tu veux que je m’arrête ?
- Non.
Il a mis la radio pour couvrir la détresse. Ça n’a pas fonctionné bien sûr.
Les personnages de ce foutu roman m’appelaient au secours, ils se perdaient dans le bordel de mes chapitres écrits dans la douleur, et moi l’auteur, je voulais qu’ils en crèvent tous…Comme une nuit où il n’y aurait que l’angoisse, solitude et massacre du peu qu’il nous reste.
J’aimais écrire mal et torturer la syntaxe, je ne voulais jamais dormir, mais rester yeux rougeoyants, dehors…tout le temps…
Damien n’a jamais supporté le silence.
- Tu bosses sur ton roman ?
- Hum…
- Ça avance ?
- Ça plonge…et moi avec on va dire…
- T’es chiante putain quand t’es comme ça !
- …
- On est dans le vrai monde là, sors ta tête de cet écran, regarde un peu autour de toi…on dirait une zombie, tu fais pitié presque…ferme ton PC et regarde la route par la vitre…tu vois ?
- …
- Tu fais chier merde ! Ben démerde toi puisque t’as besoin de personne !
- Damien ?
- Quoi ?
- Denis est mort. Denis vient de se flinguer tout seul comme un pauvre con dans sa piaule un 23 Décembre. Denis que j’ai aimé. Beaucoup. Alors accélère tu veux bien, le reste n’a pas vraiment d’importance en fait…
Il ne s’agissait pas d’en faire des tonnes, ni même de blesser Damien. Mais ils ne restaient que les bouts de cerveau de Denis et nos souvenirs à nous, quelque part, collés sur les murs d’une chambre triste à gerber…le tout à jamais perdu, pour moi, pour le monde…nan, j’avais pas envie de regarder dehors…nan j’avais pas envie qu’on m’aide…
Pourquoi il s’était tiré une bastos dans la bouche le 23 Décembre ?
Pourquoi il avait tout démoli sa belle gueule avec tant de violence ?
Pourquoi j’étais dans cette bagnole ?
Pourquoi ça roulait quand même ?
Pourquoi tout ne s’était pas arrêté en même temps que Denis mort ?
Pourquoi toujours, n’importe comment, quoi qu’on y fasse ça doit finir mal ?
A force d’écrire, de penser, de fuir la catastrophe, de garder les yeux ouverts j’étais prête à tout vomir ce que je n’avais pas réussi à avaler ces deux derniers jours.
Comme les forces t’abandonnes…mais encore, non, un dernier effort…résistance.
J’ai entendu au loin dans le brouillard de mes écoutilles le clignotant raisonner et la bagnole a ralenti comme on voit ça des fois au cinéma, presque aucun bruit dans le gris de l'hiver.
Moteur coupé et radio pareil.
Et là, mortel silence sur nos 4 oreilles de filous.
Damien est sorti, claquement de la portière conducteur.
30 secondes ont coulé et son souffle déjà était contre ma joue, la paume de sa main calée derrière ma nuque, et je chialais des torrents de flotte sur le clavier du Asus, le siège crade, et son écharpe qui piquait mon nez mouillé.
Ça faisait de la buée sur le pare-brise arrière et moi, j’en pouvais plus de pleurnicher sur tout ce que j’avais foiré depuis tant d’années, et maintenant c’était trop tard, c’était foiré.
Mon cul le deuil, rien n’a de sens quand le truc est mort, rien n’a de sens…
Damien respirait calmement.
- Même si ça te semble impossible, je te promets que ça va passer…et t’auras de moins en moins mal, un jour…
Je n’ai pas levé les yeux vers lui, ni même embrassé sa bouche, rien. Il savait de quoi il parlait, et moi aussi. Après on n’a rien ajouté, on a écouté les bruits du dehors de l’habitacle, on a attendu que le mal passe…il a continué le mal à nous accabler, mais bon.
J’aime croire à ce qu’il me dit Damien.
Sur le disque dur du Asus, j’imaginais comment les personnages pourrissaient du cœur, prêts à exploser en pleine histoire d’amour, en pleine histoire de rien, puisque toujours ça doit finir mal, toujours.
Je pensais à mon éditeur, aux lecteurs, à l’effet de non-retour et mon plan béton. Je m’y accrochais comme à la dernière branche, pour ne pas revoir le visage explosé de Denis, et la quantité de savon noir qu’il faudrait à la concierge pour rendre les murs regardables.
Un jour il n’y aurait plus de choix. Un jour, écrire ne suffirait plus à fuir…
Sur l’aire d’autoroute, ce 24 Décembre, il s’est mis à neiger de petits flocons chargés de gasoil. On avait encore 400 bornes minimum à tirer…et pas de traîneau, pas de rennes, aucun cadeau.
Il n’était pas question que je sauve qui que ce soit dans ce foutu roman. J’avais perdu l’adresse, le nom de la rue, les yeux, le jour et l’heure…
C’est donc le jeu de l’écriture.
Celui qui a crée est emporté par ceux qu’il a voulu tenir entre les mots, les lignes, les fautes d’orthographe. Celui qui écrit se perd. Il est emporté…à la fois prisonnier, à la fois libre…et l’histoire continue presque sans lui, sans connivence triviale de rien. Non, pas pour moi, merci.
On est seul face aux remparts de la forteresse. Oui on est seul et la masse ne suffit pas à tout faire péter, ni même à fissurer, on reste seul, on reste con, face aux remparts. Il n'y a pas d'invasion...et si même on réussit l'incruste...on en crève encore, car toujours ouais, ça finit mal.
Si Denis était mort, si le monde encore pouvait tourner sans lui, moi l’écrivain je ferais crever ce qu’il me reste. Moi dans mon ailleurs j'ai cru un jour avoir été aux commandes, j'ai rien pigé mais tant pis faut continuer d'avancer...
Pas de St-Nicolas, pas de jouet, pas de magie…
Damien a relancé le moteur pas content et glacé de la Clio.
Ensuite, j’ai arrêté de chialer et j’ai fait ce que j’avais à faire.

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