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Les mots qui tuent

Publié le 06 janvier 2009 par Jlk

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Lettres par-dessus les murs (69)


Ramallah, ce mardi 6 janvier.

Cher Jls,
Tu le sais, je ne suis pas venu ici pour étudier les mœurs de ces bons sauvages de Palestiniens, et je ne suis pas journaliste. Le hasard m'a mené ici, où j'ai simplement envie de vivre, comme tout un chacun – les difficultés de cette région ne m'ont aucunement attiré, j'en ai fait mon lot, comme on s'accoutume au froid sur les hauteurs de Montreux ou à la chaleur de Dhaka, avec la tristesse de voir qu'ici c'est l'homme qui rend la vie difficile, dans ce pays que la nature a épargné de ses rigueurs.
Entre deux manifestations, Ramallah garde son visage insouciant. Les passants profitent du soleil qui s'attarde, hier soir nous sommes allés au restaurant. L'endroit était plein, des Palestiniens en majorité. Certains étaient à la recherche d'un peu de chaleur humaine, pour échapper à leurs téléviseurs. D'autres sont assis là tous les jours, et s'inquiètent de Gaza comme je m'inquiète de la planète Mars. Un restaurant n'est rien d'autre qu'un petit échantillon d'humanité, avec sa beauté et ses faiblesses, et l'on retrouvera la même diversité sur les terrasses du bord de mer à Gaza, et c'est aussi cette humanité-là qui est bombardée aujourd'hui.
Je m'étonne de trouver tant de racisme, dans les commentaires de ceux qui veulent justifier l'action de l'armée israélienne. Si souvent, ces formules : Eux, les Arabes. They. N'ont fait que chercher ce qui leur tombe dessus. Sont responsables. Sont comme ci, sont comme ça. Vous voyez ce que je veux dire. Cannot be trusted. Si seulement vous saviez ! Islam, voile, intolérance. Tout ça. Je n'en dis pas plus. Etc.
Ce genre de phrases, vite lancées, pleines de sous-entendus, pas toujours finies, parce qu'elles ne peuvent pas finir sans révéler le noyau dur de l'ignorance. C'est effectivement douter de l'humanité des habitants de Gaza que de chercher à justifier toutes ces morts.
Evidemment le crime ne consiste pas seulement dans le présent de la tuerie. J'ai séjourné au Liban en 2002, une dizaine d'année après la guerre civile – et la guerre était encore peinte sur les immeubles, sur les murs rongés de balles, et la guerre était vivace, dans les mémoires, dans le cœur des gens. Les plaies qu'elle ouvre dans la terre et dans les âmes sont autrement plus durables que les plaies des corps, elles se transmettent de génération en génération.
J'ai appelé Zakaria hier. Zakaria est étudiant de français, il n'était pas chez lui, il rendait visite à la famille d'un cousin décédé. Pas d'électricité là-bas, ce qui signifie aussi : pas d'eau. Des convois humanitaires arrivent, avec de la farine en quantité, mais essayez de faire du pain sans eau. Chez lui ça va, me dit-il, mais une maison voisine a été touchée. Pourquoi cette maison-là ? Pour rien, il ne se passait rien dans cette maison-là, ils tirent partout, me dit-il, ils tirent au hasard. Je doute pour ma part que l'armée pilonne vraiment au hasard, mais que cela soit vrai ou non est d'une importance secondaire, ce qui importe est la perception de l'événement par la population… Nous n'avons pas parlé plus longtemps, l'énergie d'une batterie de téléphone est trop précieuse.
Lors de notre première rencontre, Zakaria me disait que les Israéliens n'étaient pas responsables de l'Occupation, même les soldats ne sont que des hommes, c'est leur gouvernement qui est en cause. Je me demande combien de temps le jeune Zakaria pourra tenir un discours aussi mesuré.
Pour finir : j'ai été touché, je ne saurais dire à quel point, par celles et ceux qui ont exprimé ici leurs encouragements, leur amitié, en une ligne ou deux. J'ai transmis cette solidarité à Zakaria, je lui ai parlé des manifestations. Il dit merci, plusieurs fois, merci.
Pascal

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A La Désirade, ce 6 janvier, soir.

Cher Pascal,
L’un des derniers messages arrivés sur ce blog fait état du mécontentement d’un amateur d’Art militaire, qui déplore qu’on parle tant des victimes civiles, morts et blessés, de Gaza, et si peu des opérations elles-mêmes - si possible, je présume, du calibre des roquettes tirées par le Hamas sur les villages israéliens, mais surtout (c’est quand même plus jouissif) du nombre de tanks et de bombardiers engagés par Tsahal, du dispositif de son artillerie, des procédures de nettoyage au sol et ainsi de suite. C’est vrai que nous oublions, entre belles âmes compatissantes, ces aspects si cruciaux et captivants de la stratégie appliquées et de la tactique mise en œuvre sur le terrain. L’explication de cet état de fait, à en croire cet amateur éclairé de technique martiale, ne serait autre que la féminisation de l’information, il vaudrait mieux dire plus précisément : l’hégémonie croissante des bonnes femmes (et des fiotes) dans les médias, dont on connaît la sensiblerie naturelle et l’angélisme pendable. Sacrées meufs et bougres de pédales humanistes. Décadence & co. Cannet be trusted too…
Ce que tu dis à propos de ces mots qui tuent, nous le vérifions tous les jours loin de la tragédie de Gaza, dans les conversations du café voisin et partout où il y a des hommes. Je sors à l’instant d’une représentation théâtrale du fameux Huis-Clos de Jean-Paul Sartre, dont la réplique « L’enfer, c’est les autres », pourrait choquer tirée de son contexte. Or ce que montre magnifiquement l’auteur, qui recoupe à tout moment la montée aux extrêmes de la violence décrite par René Girard dans son magistral Après Clausewitz (tiens, un stratège…), c’est comment un mot, un geste, un regard, et telle formule cristallisant la haine, ou telle formule lui boutant le feu, suffisent à créer cet enfer. Ce qui se passe ici entre trois personnages voués à se déchirer selon les mécanismes éprouvés du mimétisme attisé par l’envie, la peur et le rejet de l’autre, l’humiliation et le besoin de vengeance, schématise ce qui se passe depuis des années entre les Israéliens et les Palestiniens, notamment.
On a parlé ici des mots qui répondent aux armes dans un langage qui pourrait en délivrer. Mais n’oublions pas que les mots sont aussi des armes, et que la guerre ne demande qu’à éclater tous les jours au café d’â côté et partout où il y a des hommes…

Images: Pascal Janovjak, Chappatte


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