Magazine Journal intime

Arthur M, Albert

Publié le 11 janvier 2009 par Pffftt
Cette rencontre a changé ma vie comme on découvre l’issue de secours trente minutes après le début de l’incendie, asphyxié et déjà mort…mais non, sauvé.
Je me souviens de la rue, de l’odeur crasse de ce type, les yeux rougis de son clébard et sa vie d’avant qu’il racontait…du début des origines jusqu’à cette nuit gelée, gare du nord, couloirs du métro, fermeture des grilles bientôt…et après ?
Moi, Arthur M, 17 ans. La rue, toujours.
Je quittais le vieil appartement de ma mémé dès les premières notes du générique du film de cette première partie de soirée. Elle ronflait un peu mémé. Dans son fauteuil, la tête de côté, son sourire tout penaud de vieille abîmée qui dort. Je remontais un peu le plaid jusqu’à son cou de rides, et j’embrassais son front.
Ensuite, dans la cuisine je prenais dans le frigo un truc à grailler, je réchauffais le robusta du midi, le versais dans le thermos bleu et je filais. Sac à dos, parka, bonnet.
Est-ce que sincèrement l’histoire de ce type me passionnait ?
J’étais seul.
Seul à ce point de côtoyer la marginalité, la limite, le froid, l’anesthésiant de ce qui me dévorait les tripes.
Le type assis par terre s’appelait Albert.
Comme tous les types qui vivent la rue, il s’appelait Albert.
Mais comme il s’appelait ne comptait plus.
D’ailleurs, Albert disait chaque matin qu’il était sans identité, sans nom, sans histoire…chaque matin, à jeun Albert disait qu’il n’était rien…et il prouvait tout le contraire…d’un geste vif, d’un regard appuyé, d’un soupir égaré, il prouvait qu’il était.
Il prouvait aux trottoirs, aux couloirs du métro, à son chien Albert (oui, lui aussi), aux godasses des banlieusards, aux pièces jaunes qui échouaient devant l’accordéon fatigué…
Devant tout ce monde, Albert prouvait.
Moi, Arthur M, 17 ans. Je croyais avoir compris un truc.
Je m’assoyais aux côtés d’Albert l’homme et d’Albert le chien.
Je supportais tellement mal le litron qu’il s’enfilait que je lui ramenais toujours de l’oasis orange et de la bonne herbe à fumer.
Il se foutait de ma gueule en m’appelant gamin et il enchaînait au goulot.
Ce n’est pas que j’aimais Albert comme être à la recherche d’un père ; c’est juste qu’il savait raconter.
Moi, Arthur M, 17 ans. Pas encore un bon conteur.
D’abord, les mots sortaient de sa bouche pâteuse en désordre et se cognaient les uns aux autres dans un son limpide et clair.
Il y avait de l’écho parfois dans la rame du RER.
Les mots s’évacuaient dans la buée de son haleine chaude, et chaque histoire d’Albert, pour moi, était un livre d’images…je sais que c’est ringard…mais mon cerveau depuis longtemps était conditionné à l’évasion, c’était inévitable.
Les mots d’Albert remplissaient le vide de ma caboche de souvenirs intelligemment inventés.
Albert était savant baratineur.
Un soir où je rentrais tard, j’ai croisé cette fille dans le train. Elle traînait souvent à la gare.
Je connaissais de loin son manteau rouge et son allure filante. Là, j’ai découvert son regard.
Tout s’est arrêté. Presque. On entendait le moteur lourd de la machine.
Elle est descendue deux stations avant moi. A l’endroit même où elle avait assis ses fesses était posé un papier blanc, plié soigneusement. Il était pour moi, elle l’avait laissé là, pour moi. C’était un truc crobardé au bic noir.
Je l’ai mis dans ma poche, je suis rentré.
Mémé sur le fauteuil, la télé qui chuchotait la fin de soirée.
Enfermé dans ma tête, j’ai décortiqué le dessin de la fille au manteau rouge. Dessus, il y avait Albert l’homme, Albert le chien et Arthur le fuyard.
J’ai vu ma fuite en face et aussi combien les traits de mon visage ressemblaient à ceux d’Albert (le chien pas l’homme).
Et j’ai eu peur.
J’ai décidé de retrouver cette fille et la convaincre qu’elle avait tort…et la convaincre…et me convaincre…c’était joué d’avance…
Moi, Arthur M, 17 ans. Mauvais perdant.
Le jeu.

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