Magazine Nouvelles

La famille vomi (3)

Publié le 16 janvier 2009 par Zoridae
La mère
Agenouillée sur le petit tapis blanc, je regarde la longue gerbe de mes glaires plonger dans les toilettes en un mouvement régulier. Lorsque le flot s'interrompt, la céramique apparaît ponctuée de bribes d'aliments qui dégoulinent, c'est comme un bouquet dont les pétales n'en finiraient pas de tomber. En larmes, je m'abandonne à la beauté de cette vision, à la quiétude soudaine qui s'est faite dans mes intestins, je renifle, je me mouche dans le papier parfumé et je me souviens...
C'est un véritable kaléidoscope ; en chaque morceau rendu méconnaissable par la digestion se niche un autre vomi ; et chaque vomi dissimule un pan entier de ma vie. Ma mère m'a emmenée avec elle au ski, quelquefois, entre sept et dix ans. Les petits déjeuners du Club Med étaient somptueux et ma mère dansait tous les soirs. J'étais fière qu'elle m'ait choisie pour l'accompagner mais ma sœur me manquait, je n'avais guère de preuve qu'elle existât hors de ma vue et cela m'effrayait. Un matin, alors que nous pénétrions dans la salle à manger, un spasme a retourné mon ventre : tout ce qu'il y avait à l'intérieur s'est retrouvé en capilotade sur mes bottes fourrées. Avant de réaliser que j'étais malade, j'ai senti le fer rouge de la honte marquer mon front. Les jours qui ont suivi avaient le goût amer de la culpabilité.
Une autre fois, c'était l'été à Port Leucate. Je portais un maillot de bain bustier jaune fluo que m'avait donné ma tante. A table, ma mère m'avait photographiée parce qu'elle le trouvait seyant ; sur le cliché, mes bras sont croisés devant ma poitrine, je lorgne mon décolleté, sans sourire, inquiète de ce que l'on pourrait y trouver. Puis, jusqu'au dessert j'avais bougé avec des gestes de danseuse pétrifiée. Mes bras s'arquaient, mes épaules se haussaient, je marchais sur la pointe des pieds, toute entière occupée à guetter le moindre glissement du maillot. Avant de partir à la plage, devant la glace, je m'interrogeais sur le bien fondé de porter une telle couleur, la taille de mes hanches, le risque de me retrouver à moitié nue dans l'eau, lorsque une nausée terrible me surprit. Je vomis sur mes pieds chaussés de sandales et sur le tissu pimpant un yaourt à la fraise que je venais d'avaler. Pendant des années, ensuite, je n'ai plus supporté le goût de la fraise... En revanche, ce sont des huîtres, leurs chairs glacées et molles aspirées sur la plage, qui m'ont guérie de mes écœurements.
En voiture, mon père mettait des cassettes de Dire Straits puis faisait ronfler le moteur de son Escort rouge. Sur la route, l'engin glissait entre les poids-lourds, les autres voitures et quelques motos dont je trouvais les conducteurs si vulnérables. Nous dépassions tout le monde, jusqu'à n'avoir, devant nous, que l'horizon, coupant comme la corde d'un violon. La voix monocorde du chanteur, le contrechant acide de la guitare, la carrure rythmique régulière me berçaient et mon regard, reflété dans la vitre, voguait sur la campagne hirsute, se heurtait aux branches grises des arbres morts tandis que mille pensées m'agaçaient. Mon père chantait. Il sifflait aussi, mais mal, ses lèvres laissaient filer trop d'air et le son restait fade, irritant. J'avais mal au cœur mais je n'osais pas le dire à mon père si tranquille derrière son volant. Les conseils que l'on m'avait serinés me revenaient mais je n'arrivais à me concentrer sur aucun d'eux, regarde la route devant, dors, ne regarde pas l'intérieur de la voiture et lorsque les premiers jets de bile remontaient dans ma gorge je les ravalais. Jusqu'à ce que je n'en puisse plus...
Je me souviens de quantité de vomis que je n'ai pas nettoyés, des nausées des cours de math et de celles, intenables, des plus violents chagrins d'amour. J'ai vomi malade mais aussi, pleine de santé, juste parce qu'il me semblait qu'il y avait, en moi, trop de vie pour la vie. C'est comme ça. J'ai toujours été sensible de la luette, affolée de la glotte, soulevée du palais. On pourrait bâtir des immeubles avec la somme des aliments que j'ai expulsés par la bouche, s'ils pouvaient se solidifier avec le temps. Mais le pire c'est de ne pas savoir si c'est le vomi qui est cause de ma propension à ruminer le passé ou le passé qui me révulse, parfois. J'ai souvent entendu que les asthmatiques avaient une personnalité morbide. Manquer d'air leur permet d'approcher si près l'idée de la mort qu'elle finit par miner leur volonté de vivre. Songez que je suis à la fois asthmatique et encline à vomir... Vous comprendrez dans quel pétrin je me trouve...
Découvrez Tom Waits!
Illustration : Ray Caesar

Retour à La Une de Logo Paperblog

Magazines