Magazine Journal intime

L'enfant

Publié le 02 février 2009 par Corcky



C'est un fait désormais bien établi, accepté par à peu près tout le monde (c'est-à-dire moi-même, myself, ma pomme et mézigue):
Le caméscope peut non seulement apparaître comme le symbole ultime de la beaufitude la plus crasse, mais également se transformer, si l'on n'y prend garde, en véritable arme de destruction massive.
Je t'explique, gentil lecteur.
A l'époque déjà relativement lointaine où je me suis découverte fertile et gravide, ma joie s'est exprimée de diverses façons. Citons les borborygmes féminins totalement incompréhensibles ("mmphheureuse", "argghhtrobien", "ouhhhputain"), le regard bovin et hagard de la femelle complètement centrée sur sa matrice et parfaitement indifférente aux rotations de la planète (ainsi qu'à l'actualité, à la météo, aux cours de la Bourse et à tout ce qui ne concerne pas directement les troubles urinaires et les petites nausées de la grossesse), ainsi que la débilité profonde qui s'installe insidieusement et se manifeste par des onomatopées primitives dès qu'un nourrisson apparaît sur l'écran du téléviseur ou sur la couverture d'un ridicule magazine féminin.
Ayant régressé au stade primaire de l'homo sapiens de sexe féminin sur le point de pondre, la future jeune maman exprime, le plus souvent, un désir nouveau et parfois en contradiction totale avec sa nature profonde: celui d'acquérir, de manière urgente, l'un de ces appareils bourrés de technologie japonaise à bas prix et qui font fureur dans les catalogues de vente par correspondance, j'ai nommé le caméscope numérique.
N'ayant point échappé à cette pathologie mentale lourdement handicapante provoquée par la gestation, je devins, il y a quelques années, l'heureuse propriétaire d'un tel appareil, qui se transforma rapidement en un prolongement technico-organique de mon petit corps enflé et boudiné, semblable à un troisième bras, à un troisième oeil, voire même à un deuxième cerveau (ce qui, me concernant, n'était somme toute pas un luxe).
 
Non seulement je me mis à filmer la moindre minute de ma merveilleuse grossesse (future mère fait la sieste telle une baleine lamentablement échouée sur la plage de Mimizan, future mère va aux toilettes et produit péniblement trois gouttes de liquide, future mère engloutit une flammenkueche à quatre mille calories), mais en plus, une fois le monstre enfin mis au monde (après des heures de dur labeur que je t'ai déjà narrées quelque part par là), je fus prise d'une véritable frénésie filmique, comme si, en laissant échapper le moindre moment de cette vie fraîchement démoulée, bavante et hurlante, je risquais d'en perdre le souvenir à jamais (cette phrase n'est-elle point émouvante, et ne donne-t-elle point une image positive et tendre de ma modeste personne? Ô miracle du vocabulaire, qui fait du serpent un agneau et de l'emmerdeuse un Bisounours...)
Après avoir gaspillé des kilomètres de bande pour saisir la moindre de mes varices gestationnelles, je me mis donc à traquer le plus petit vagissement, la plus insignifiante oeillade de ma toute jeune progéniture, avec un acharnement et un enthousiasme qui frisaient la pathologie mentale caractérisée.
Or, dans mon hystérie maternelle quotidienne, il ne me vint bien sûr pas un seul instant à l'esprit que tout ce que je gravais consciencieusement sur disque allait, sauf tsunami imprévu ou séisme apocalyptique,  passer à la postérité sous forme de gigabits d'images animées confinant au pathétique.
Et comme il m'arrive, une fois environ tous les dix ans, d'éprouver ce qu'on peut appeler de la nostalgie pour ce qui fut et n'est plus, je me suis surprise, il y a quelques jours, à faire défiler sur l'écran de ma télévision la totalité des rushes autrefois engrangés et imprudemment stockés dans le ventre d'un super-ordinateur.
Inutile de te dire, cher lecteur, que j'aurais mieux fait de choisir de me tirer une balle après avoir ingéré du cyanure tout en me mettant la tête dans le four.
Car enfin, que constate une femme politiquement éveillée, à quelques années de ce que l'on nomme pudiquement l'âge mûr, relativement bien dans ses baskets, équilibrée dans sa vie professionnelle et se considérant elle-même comme suffisamment adulte pour mener de front une vie de famille, une carrière et divers engagements associatifs?
Ce qu'elle voit, au moment où elle prend la responsabilité d'appuyer sur la touche "play", c'est une attardée mentale profondément atteinte, qui sourit béatement à l'objectif en agitant la main, et qui, à chaque mouvement de son marmot, se met à braire en convulsant comme un âne atteint de la maladie de Parkinson.
Ce dont elle est témoin, ce n'est rien d'autre que la négation même de toute notion d'intelligence et d'évolution de l'espèce, lorsqu'elle se voit en train de bêler "ouhhhhhhh" et "hiiiiiii" à chaque flatulence enfantine.
Ce qu'elle contemple, c'est tout simplement l'illustration de la connerie la plus consternante, quand elle se regarde en train de brailler "kikou" et "braaaaavo" à chaque grognement, chaque geste maladroit exécuté par le chiard en question.
Poupon la Peste rote bruyamment et régurgite un kilo de carottes écrasées?
"Ouuhhhhhhh!"
Poupon la Peste envoie un scud de matières fécales sur le carrelage de la salle de bains pendant qu'on lui change sa couche?
"Hiiiiiii !"
Poupon la Peste s'écrie, entre deux pets sonores, "blaaatêpurge" tout en se bouffant les pieds dans la position du yogi en pleine méditation transcendantale?
"Braaaaaaavo !"
Poupon la Peste glisse un regard indifférent et morne à la caméra, trop occupée à arracher le cartilage des oreilles du vieux matou de la famille?
"Kikou !"

Le summum de l'horreur a évidemment été atteint lorsque ma femme, qui d'ordinaire daigne pointer le bout de son museau après dix-neuf heures, m'a littéralement poignardée dans le dos en osant regagner ses pénates avant le crépuscule, me trouvant prostrée dans le canapé, accablée, muette face à cette autre moi-même qui se vautrait joyeusement dans la fange la plus affligeante du gâtisme maternel.
Je passe rapidement sur le fou-rire qui a immédiatement saisi l'impudente et l'a envoyée se rouler par terre pendant cinq bonnes minutes, tandis que j'essayais courageusement de lui ouvrir la gorge avec un épluche-légumes émoussé en la traitant d'ornithorynque obèse schizophrène et sarkozyste.
Depuis, j'ai vraissemblablement perdu toute crédibilité, étant donné que la moindre des phrases que je prononce et qui a le malheur de contenir une once de fierté, d'affection ou d'étonnement me vaut immédiatement un "braaaaavo" ou un "kikou" sonore, suivi d'un éclat de rire semblable au jappement pervers d'une hyène psychopathe.
La conclusion de ce billet s'impose donc d'elle-même, cher lecteur:
S'il n'est pas déjà trop tard, ne fais jamais d'enfant.
Jamais.


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