Magazine Journal intime

Donne nous ... (10) - Covent Garden

Publié le 07 février 2009 par Audine
food for thought.gif

-   Je ne pensais pas que ça en arriverait là.

Il plante un morceau de viande rouge tremblotant dans un pot de sauce rose en soupirant.

J’ai des a priori contre ces restaurants où la direction oblige les serveuses à porter en uniforme, une mini jupe. Lors du coup de fil, j’avais tenté une suggestion pour la Torre de Belém, mais imperturbable, il était resté. Adeus carne de porco Alentejana, vinho verde et pastel de nata. Bonjour la viande rouge.

Je ne suis pas la puissance invitante, et puis, dix ans que je ne l’ai pas vu : on fait des concessions à moins.

La serveuse qui s’occupe de notre table est maigre, les cheveux rassemblés en pelote d’où sortent des baguettes chinoises et des mèches raides et pelucheuses. Elle a des gestes brusques et a déjà éjecté de la table d’à coté, un quignon de pain, en passant un chiffon serré nerveusement. Elle maugrée « tombera pas plus bas ». « Il y a du monde » je lui dis bêtement. « Et encore, le samedi, c’est pire, c’est Hiroshima ! » me répond elle avec de grands yeux écarquillés.

J’ai des douleurs partout, suite à une chute de vélo, et chaque matin, je découvre de nouveaux bleus sur des endroits de mon corps dont je ne soupçonnais pas l’existence. Sur une longueur de trente centimètres de mon bras droit, s’étale un hématome géant, qui m’empêche de couper du pain, porter quoique ce soit, ou me coiffer. Non que j’ai besoin de me coiffer tellement. Mais c’est très difficile de se laver les dents avec la main gauche, pour une droitière.

Peut être qu’on devrait s’entraîner. Je veux dire, à faire des trucs avec la main qui n’est pas la main maîtresse ?

En choisissant un osso buco, pas trop dur à découper, je me vois brusquement, en train de faire cet exercice idiot et agaçant, de coordination gestuelle, une main tournant en rond sur le ventre, l’autre tapotant la tête. Je sais que je ne serai jamais batteuse. L’idée me fait pouffer.

-   hein ? qu’il dit Claude. Et je réponds rien, rien.

Le Graves commandé me rend moins critique sur son pavé frites.

Puis, l’apéro m’a un peu saoulée.

Ca n’est pas que je sois jalouse. Mais s’il existait un diplôme d’auto satisfecit, Claude en serait l’inventeur.

La maison chic, la piscine choc, les enfants exemplaires, à études dont l’intitulé nécessite une traduction, une femme parfaite, finalement, une distance impressionnante avec la bande de la fac. Et puis, un départ en Angleterre, au service d’une multinationale de la City, au poste des Relations Humaines.

-   Je lui serai éternellement reconnaissant, à Catherine, de son attitude.Tu comprends, c’était pas facile pour elle.

-   Et puis, c’est la mère de mes enfants, qu’il ajoute d’une bouche empâtée.

Je le trouve un tantinet emphatique, Claude, le Graves n’a pas que du bon.

Cette amorce de reddition au milieu de la success story me rend plus attentive.

Je réalise qu’il me raconte une liaison extra conjugale avec une petite anglaise.

-   je crois que tu ne peux pas comprendre, que les femmes elles peuvent pas comprendre ça. A la fois, je la désirais comme un malade, et à la fois, elle était … Elle avait cette manie de me lécher les oreilles. Je déteste ça. Mais tu vois, je supportais, en grinçant des dents. Et j’y retournais. Il y avait quelque chose de délétère entre nous.

Ca avait été délétère, jusqu’au jour où Cindy était venue faire un scandale à la légitime frenchie.

C’est là, si j’ai bien suivi, que Catherine avait été très digne.

-   tu te débrouilles pour qu’on rentre à Marly le Roi le plus vite possible. Tu dors dans une autre chambre, plus jamais tu ne m’approches. Quand les enfants seront partis, on divorce. Avec pension.

Hiroshima avait déposé devant nous les plats commandés.

J’avais tiré sur mes manches longues dans un geste inconscient.

L’atmosphère avait subtilement viré.

-   pendant ce temps là, la Plastics Ltd a souhaité s’inspirer de la politique du Ministère du Travail et des Retraites, sur Lambeth et Harrow.

Tout en tentant d’avaler d’un air naturel mes spaghettis enroulés autour d’une fourchette tenue de la main gauche, je prends des notes mentales. Purée, Lambeth et Harrow, il faut que je replace ça à l’occasion.

Les pâtes étaient un peu trop cuites.

-   tu veux qu’on commande une deuxième ? a demandé Claude en m’exhibant sous le nez deux centimètres de fond du Graves.

Oui je voulais bien.

-   ils pourchassent la fraude aux allocations. Alors ils ont mis en place un programme informatique. Le même que les assureurs. Le programme analyse les micros tremblements de la voix dus au stress. Si tu es stressé, c’est que tu fraudes. Et puis, ils balancent une campagne publicitaire contre les benefit thieves, ces voleurs d’allocations, et on entend régulièrement « savez vous qui vous suit ? » ou « quelqu’un, quelque part, est peut être en train de vous signaler ».

-   Quoi ? j’ai dit en évitant habilement d’envoyer des postillons d’osso buco.

-   Il y a un numéro d’appel qui permet de dénoncer les fautifs.

-   Ah bon ? j’ai fait spirituellement. Mais comment ils réagissent, les syndicats, les gens ?

-   Ils sont pragmatiques, a répondu Claude.

En sifflant d’un trait son verre de vin.

-   Plastic Ltd a voulu s’équiper du même système, pour détecter les arrêts maladie simulés et j’ai été sommé de me renseigner. Moi, j’ai bloqué. Je sais pas pourquoi parce que tu vois, je pense vraiment que c’est pas bien de tricher. Mais cette histoire de programme qui t’appelle au téléphone et analyse ta voix, c’est pas passé.

-   Je leur ai dit qu’il était impossible d’acquérir des droits sur le logiciel, a poursuivi Claude.

Pendant ce temps, Hiroshima élevait la voix quelques tables plus loin.

Elle faisait face à deux types vêtus de chemises prêtes à craquer. Aux pieds de la table, des assiettes et des plats étaient déposés. Les types expliquaient qu’Hiroshima avait mis trop de temps à venir débarrasser. Elle était à bout d’arguments. Subitement, Hiroshima a mis un pied dans une assiette, s’est penché vers eux, et a dit lentement « plutôt crever que ramasser vos merdes ». Puis elle a fait demi tour, et est repartie vers les cuisines. Le chef des serveuses s’est mis à se ronger un ongle. Puis il s’est précipité vers la table en balbutiant surtout, pardonnez nous, c’est absolument scandaleux, que puis je faire pour, et des tas d’excuses, et il dansait d’un pied sur l’autre, n’arrivant pas à se décider à ramasser les assiettes au sol, ne sachant plus. Hiroshima est ressortie des cuisines en jeans, a traversé la salle, et est sortie du restaurant.

Les conversations ont repris.

-   déjà le service médical est chargé d’appeler régulièrement les salariés en arrêt maladie. Ca s’appelle l’aide au retour au travail. Une fois, le poste d’un salarié en arrêt suite à une chute dans l’entreprise, a été changé le temps qu’il garde son bras dans le plâtre. Pas de déclaration d’accident du travail, pas d’indemnisation des jours d’arrêt.

-   Je ne sais pas s’ils m’ont cru, pour l’histoire du système informatique a ajouté Claude en rayant la nappe de traits parallèles dessinés par les dents de sa fourchette machinalement.

J’hésitais pour le dessert. Je tanguais entre la fin d’un repas, les profiteroles ou le carpaccio d’oranges.

-   un jour, je me suis retrouvé sur le quai du métro, assis sur un banc. Et j’ai laissé passer plusieurs métros. Et je me disais, Claude tu claudiques, tu claudiques Claude. En boucle. Le lendemain je suis allé voir un psy. Ca faisait sept ans que je n’avais pas vu un médecin.

-   Mon boss, tu sais ce qu’il a fait ? Il a fait appel à une société de détectives. Huit cent livres par jour. Alors j’ai commencé à avoir des rapports sur mon bureau. Machin coupait sa haie en arrêt pour sciatique, Bidule vend des voitures au noir, Truc a pris un train pour la cote avec une femme. Mon boss avait un objectif : leur mettre ça sous le nez pour qu’ils partent sans histoire. Pas de procès, pas d’indemnité. Un syndicat a fait un recours devant le tribunal. La décision a été que la boite n’enfreignait pas les droits de l’homme ou la protection des données personnelles car elle protégeait l’activité et les intérêts de l’entreprise.

-   Je suis allé le voir, et j’ai négocié mon départ. Voilà dans quelles conditions je suis revenu en France.

Finalement, nous n’avons pas pris de dessert et lorsque nous sommes sortis, l’air frais nous a fait du bien.

Claude m’a dit :

-   tu sais pas la meilleure ?

-   hmmm nan

parce que je me méfiais un peu.

-   Catherine est restée à Covent Garden malgré le départ des enfants. Elle a une liaison avec son coiffeur.

Nous avons marché un peu jusqu’à sa voiture, puis je suis rentrée à pieds.

J’ai longé le Lez, et je me suis demandé quelle allure ça a, un coiffeur anglais.


Retour à La Une de Logo Paperblog

Dossiers Paperblog