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Donne nous ... (11) - Stratégies militantes

Publié le 09 février 2009 par Audine
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A force de faire naufrage, les navires britanniques coloniaux ont fini par repérer les îles basses sur l’horizon, dans l’océan Indien, et c’est en 1825 que le cartographe anglais William Owen a baptisé Europa du nom du seul navire qui avait réussi à ne pas sombrer.

Si vous regardez sur une mappemonde, Europa est la poussière de 7 km sur 6 entre le Mozambique et Madagascar.

Au gré de l’histoire, Europa est française, même si ça n’a pas été très simple vu que Madagascar l’a revendiquée en se décolonisant. Mais maintenant, Europa fait partie des Terres Australes et Antarctiques Françaises, avec les autres Iles Eparses, comme Tromelin et les îles Glorieuses.

Ca donne des envies de voyage mais déjà, il y a zéro habitant, ça refroidit.

Les bandes de requins rivales prennent le tour de garde de l’île, les moustiques font brouillard la nuit, et le réseau d’eau douce n’a jamais été installé.

Histoire d’entretenir une présence, la France envoie régulièrement des militaires et des civils, ils peuvent s’exercer au tir et faire du tennis de table, du football et du volley, car c’est très plat comme relief, et surtout que la plongée est vivement déconseillée sauf si on fait un reportage sur les requins.

Une station météo est installée là bas, c’est comme ça que l’on sait qu’il règne entre 25 et 30 degrés pendant la saison des pluies, entre novembre et mai, et que la température peut descendre à 10 degrés la saison sèche.

La plage principale est la plage de la Station.

Le cimetière d’Europa contient 5 tombes, des colons qui se sont entretués à cause de vagues histoires de sexe.

Une piste d’atterrissage survit, dans la forêt d’euphorbes, après avoir été déplacée plusieurs fois, faute d’avoir respecté le POS et évité la zone inondable. Elle dessert les liaisons avec la Réunion, d’où viennent les 14 militaires français du 2eRPIMa, relevés tous les 30 à 45 jours.

Depuis 2002, les milieux autorisés réfléchissent sur le classement des Iles Eparses en Réserve Naturelle Protégée, mais ça presse pas trop car en réalité personne n’envisage d’aller menacer l’écologie des Iles, et encore moins d’aller contrôler et verbaliser en cas d’infraction.

Nous ne le savons pas assez, mais c’est grâce à l’admirable travail de JY Le Gall, P Box, D Chatral et M Taquet, résumé dans leur célèbre rapport « Estimation du nombre de tortues vertes femelles adultes Chelonia Mydas par saison de ponte à Tromelin et Europa, Océan Indien, 1973-1985 », que l’on a une idée de l’activité pondeuse des tortues vertes.

Avec des méthodes très élaborées, et une approche stochastique par l’utilisation des données marquages-recaptures multiples, ils ont pu conclure : « La variante importante du nombre de femelles fréquentant associée à ces estimations provient de la technique d’extrapolation spatiale. ».

Concrètement, sur Tromelin ils ont estimé que 850 à 1 100 tortues vertes venaient pondre par saison, tandis qu’elles sont 2 000 à 11 000 sur Europa.

Mais peut être les savants devraient ils plus écouter les tortues.

Parce que technique d’extrapolation spatiale ou pas, elles ont leur mot à dire, même si elles ne peuvent pas dire Je.

M’ont appelée Tohu-Bohu.

Me demande s’il n’y a pas légère atteinte à dignité, ai observé des ricanements.

Enfin. Ne pas se plaindre.

La maison n’est pas mauvaise.

C’est juste la fumée de leur algue. Se rendent pas compte. L’autre fois, failli plonger dans le lagon Obao de la baignoire.

Parfois me sens lasse. Très lasse.

Trimballer une carapace d’1,15 m, des années et des années. 142 kg et 63 ans de maturité sexuelle.

Ca avait mal commencé n’importe comment.

N’aimais pas l’eau.

Suis née sur la future Plage de la Station. Même pas un individu, juste un œuf parmi 198 autres. Puis les autres fournées de la génitrice. Six fois comme ça, et 8 641 tortues mères, en train de creuser, pondre, ensabler, avancer d’un mètre ou deux, pondre, simuler un trou de ponte, creuser encore, et encore. Frénétique, l’activité. Plus de 6,6 millions d’œufs. Ca rend modeste.

Ca faisait 53 jours que ça durait, ce barnum, quand l’hélicoptère est passé au dessus de la plage. Les pales ont balayé tout à la ronde. Une omelette géante verte.

Ai entendu dire que le Génocide a fait 5 964 442 victimes.

Des noyées, des écrasées par des plus grosses adultes, des moulinées par les pales, des projetées dans les arbres, des crises cardiaques.

Ai fait partie des Survivantes, balancées à l’abri d’un rocher.

Loin de l’eau.

Ca tombait bien. Pas l’intention de me mouiller.

Les Survivantes du Rocher sont restées entre elles. De temps en temps, un fou à pieds rouges, une sterne ou une frégate venait jouer son petit prédateur. Fallait juste éviter de sortir trop le jour. Pas faire les malins.

Notre communauté est passée à un peu moins de 200 000 tortues.

Au loin, on voyait le reste de la plage, et les vagues des tortues Survivantes du Bord de l’Eau faire des allers retours dans l’eau poisseuse.

Nous non. Nous copinions avec les flamands roses de passage.

Ca aurait pu continuer comme ça longtemps.

Mais au bout de 6 à 7 ans, il a fallu que certaines envisagent de se reproduire.

Ai commencé à convaincre quelques copines, puis nous avons fondé un Mouvement de Tortues Vertes.

La théorie, c’est que les ressources naturelles n’étant pas illimitées, la reproduction de l’espèce menaçait la survie. Ca rendait les opposants hystériques, surtout les mâles.

Nous avons étayé la théorie. Nous avons détaillé les nombreux inconvénients de la ponte, à savoir creuser seule des heures durant, poser les 5 à 6 kg d’œufs sans soulagement, les recouvrir sous le regard bovin des mâles, recommencer et recommencer, tout ça pour voir sa progéniture se précipiter dans l’eau à la moindre occasion, sans aucune reconnaissance. Sans parler de l’explosion des besoins alimentaires.

« Mes sœurs », ai dit dans le discours appelé Discours du Rocher, « mes sœurs, vous êtes manipulées !! Quel besoin, quelle nécessité de vous laisser faire par ces mâles lubriques, et même priapiques, qui vont vous coller des jours et des jours de corvée, tout cela pour satisfaire une pulsion animale ? ». « Dites non à l’idéologie du déterminisme, refusez l’eau, la copulation et la pondaison !! ».

Et ça a marché.

Les mâles dépités sont partis chez les Survivantes du Bord de l’Eau.

Mes sœurs ont cessé de pondre.

Suis tombée dans un traquenard.

Avais bien senti des mouvements dans l’ombre, mais pensais pas que des mâles allaient m’agresser ainsi.

Ils me sont tombés à plusieurs dessus, et ils m’ont renversée.

Puis ils sont repartis en couinant de joie, pendant que roulais en galipettes vers la forêt.

Me suis arrêtée sur le dos.

Décidée à ne pas survivre à cette humiliante position de soumission.

La Station météo venait d’être construite, de plus en plus d’Humains fréquentaient notre île.

Depuis quelques temps, il fallait échapper aux Compteurs, qui nous plantaient une plaque métallique dans la patte avant droite avec des numéros dessus. Sans respecter notre intimité.

Ca n’était pas sans poser quelques problèmes de courants.

Certaines de mes sœurs prétendaient que la lutte principale devait être d’échapper au recensement. Envisageant même de plus en plus ouvertement d’admettre des « balades vers l’Eau ».

La politique commençait à me fatiguer sec.

« En plus ça caille, merde, fait chier !! » qu’il a dit le gamin avec un fort accent breton.

Et en me shootant dedans.

Me suis retrouvée sur mes pattes, et perdue d’affolement, me suis mise à courir vers la mer.

Devais gémir, parce que le môme m’a ramassée en disant « oh pardon ».

Puis il m’a embarquée dans le phare, où son père était, et il lui a demandé s’il pouvait m’emmener au retour de l’été, à la maison.

Rentrée dans ma carapace, ne maîtrisant plus rien, me suis envoyée de l’adrénaline.

Vis à Plouguerneau depuis.

Le gniard est devenu grand père. Vois que les Humains aussi, peuvent pas s’empêcher de se reproduire.

M’ont creusé une piscine d’eau de mer, mais n’aime toujours pas l’eau.

M’ont mis au régime.

Parfois, ai la nostalgie.

Sais bien qu’il y a la mer pas loin.

Alors me dis, ai toujours mon radar magnétique. Tant pis s’il faut nager.

Le Rocher me manque.


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