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Lanterne magique

Publié le 13 février 2009 par Jlk

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Nos premiers voyages se font les jours de pluie, et le théâtre et le cinéma, avant le théâtre et le cinéma. Les doigts arachnéens de l’oncle Fabelhaft font surgir tout un monde d’ombres sur le mur de son cabinet de curiosités : il y a là des sultans à turbans et des lions amadoués par de tendres tendrons à babouches, ou l’on voit le pirate de Sumatra se défaire de l’étreinte de l’anaconda, ou encore le caïman gober tout vif le felouquier ; et notre frère aîné, dans la houppelande de saint Joseph à l’auréole de carton, à la pièce de Noël de l’église du quartier, nous semble transformé en un personnage qui n’est plus tout à fait du commun des mortels auquel nous ne serions pas loin de mendier un autographe dans le cagibi de la sacristie où la monitrice d’école du dimanche Anita s’en est allée le démaquiller avec les bergers et Marie. Cela étant, le théâtre des familles ne m’exaltera jamais plus que ça.

D’ailleurs je ne fais attention, à sept ans qu’aux rites du théâtre et d’abord aux mots qui les désignent pêle-mêle, d’ Arlequinade à Couturière ou de Four à Poursuite.

Je le sais d’ores et déjà par mon grand-père qui a fait office de placeur au Théâtre Municipal : que c’est avec le Brigadier que sont frappés les trois coups et que c’est le Quatrième mur que le comédien franchit quand la grâce le possède.

L’année de mes sept ans, encore, Mister President m’a emmené, en compagnie d’Illia Illitch, dans les coulisses du Théâtre Municipal et m’a révélé ce que désignent les mots COUR et JARDIN, qui ajoutent à la Rose des Vents ce double repère au point médian duquel se trouve la fosse du souffleur où voici que mon grand-père descend pour s’exclamer de là-bas d’une voix caverneuse:

- To be or no to be…

A quoi notre cher Illia Illitch fait écho après avoir feint d’oublier la tirade, pour enchaîner en m’adressant un regard ardent:

- To be or not to be, that is the question…

Pourtant cela sent déjà le vieux soupir des déclamations habitudinaires et déjà j’ai rebondi loin des mots en tenues boutonnées par le règlement. Ce ne sont pas un mais trois cents brigadiers que je dispose alors en rangs désordonnés entre cour et jardin dont les bornes explosent aux dimensions Mer & Montagne ou Garabagne étoilée, et je loue le type là-bas qui joue Dieu ce matin d’avoir endossé et de m’avoir fait endosser et d’avoir fait endosser à chaque brigadier tous les rôles dont chacun est une voix de mémoire dans la nuit d’hiver.

Les trois cents brigadiers de l’aube assènent leurs neuf cent coups et nous revivons, Dieu et moi, surtout à l’idée de réveiller les morts. Car ce sera cela ce matin qu’annonce l’affiche rédigée à l’encre verte avant l’aube : ce seront tous ceux qui murmurent dans les loges ou se tiennent déjà prêts dans les coulisses à chahuter la jeune première ou à répéter à l’infini leur bout de rôle, ma vraie terreur.

Dans le rêve qui me revient tout le temps je vais entrer en scène et je sais que j’aurai un blanc, et que mon frère se moquera, sans parler du Tribunal des cousines proches et lointaines et de l’insupportable idée de ne pas honorer Mister President. Pour sûr je vais tomber dans ce blanc. Je vais trébucher une fois de plus et la Poursuite révélera l’incapable, et l’insupportable idée de me réveiller sur ce couac me fait rejoindre dans le rêve les morts éveillés.

- Encore une journée divine, me semble-t-il entendre à l’instant alors qu’apparaît le visage d’une toute vieille en laquelle je reconnais mes deux grands-mères, la plutôt corpulente aux lourdes jambes emmaillotées de la villa La Pensée et la toute mince aux fines rides spiritualisées de Berg am See. L’image confondue n’est pas un artifice : elle me vient du cercueil. Dans leur cercueil, en effet, toutes les grands-mères se ressemblent, pour ne pas dire qu’elles ne sont plus qu’une.

Jamais je n’ai réellement pensé que ce qui a été perdu l’est réellement, et c’est à cela que me sert mon théâtre à moi, mon cinéma que je tiens pour la seule réelle réalité.

Le théâtre dont il ne peut sortir un train de dormeurs éveillés qui seront livrés à bon port ou gazés, selon les circonstances, le cinéma qui ne pourrait me restituer toutes les odeurs et toutes les saveurs, et les musiques et les sensations à fleur de peau, de l’été 1954, pour m’en tenir momentanément à l’année de mes sept ans, le théâtre qui ne serait que du mot ou de la chose vue, le théâtre qui ne serait que du défilé de tenues, le cinéma qui se bornerait au baiser dit à l’américaine ou à l’uppercut, le théâtre qui ne chanterait pas de ma voix d’ange de sept ans, le cinéma qui ne serait que de la gloire qui me vint en mes sept ans par cette maudite voix d’ange m’obligeant à paraître, le théâtre et le cinéma qui ne diraient pas à la fois les gants de pécari de l’oncle Stanislas et la dernière écaille d’évier des quartiers mal habités de notre ville, ou le dandinement de Sancho dans la foulée de l’hidalgo, ou la voix caverneuse de celui-ci répondant à celle de mon grand-père lui soufflant de sa fosse, le cinéma qui n’aurait pas été d’abord le stéréoscope de l’étudiant russe Illia Illitch ou la lanterne magique aux images colorisées de nos dimanches de pluie, le théâtre qui n’aurait pas été d’abord une mère se penchant sur le landau de l’enfant, le théâtre et le cinéma qui ne seraient pas à la fois le chant du monde et le poids du monde n’ont pas lieu d’être à mes yeux qui n’ont de cesse, depuis le jeu de l’Aveugle, de voir tout ce qu’il y a à voir les yeux fermés.

Dès l’âge de sept ans j’ai conscience de ce que les images nous trompent et qu’il faut arracher la peau avec le masque, peut-être la tête avec la peau, pour comprendre qu’il y avait du vrai dans l’image pour peu qu’on la laissât chanter et s’ébattre autour des mots, comme les petits comédiens aperçus sur la route, disparus au coin du bois et dont nous regretterons tant, tant d’années après, de ne les avoir pas assez regardés ni assez écoutés.

Le stéréoscope d’Illia Illitch va de pair avec le souffle syncopé de l’étudiant russe qui souffre d’allergies printanières, l’amenant alors à tousser péniblement entre ses commentaires au défilé des Merveilles de l’Univers et autres scènes et figures de héros ou autres animaux, et je me rappelle alors qu’une de ses mules, par un trou du tissu décousu, laisse comiquement pointer son gros orteil droit à l’ongle carré.

La première apparition du Sphynx égyptien, au stéréoscope d’Illia Illitch, est ainsi liée à celle d’un doigt de pied couleur d’ivoire, de même que la vision des chutes du Niagara me remémore les expectorations pitoyables assorties d’excuses et de rodomontades de l’étudiant russe m’assurant de cela que cela passera.

Qui tient les fils de tout ça ? Je n’en sais rien ni ne m’en tourmente à vrai dire avant l’ère plus pompière des Grandes Questions de nos seize ans, mais cette pensée ne me quittera jamais pour autant.

L’idée que Dieu soit une espèce de projectionniste lunatique ou même facétieux, qui fasse alterner les gestes de pantin mécanique du   Charlot des Temps modernes et les traînantes fumées des feux de camp des naturels de Papouasie, l’étreinte au crépuscule californien d’Ava Gardner et de son chevalier servant impeccablement gominé, le Zambèze croulant dans la vapeur des cataractes, le piteux Harry baissant les yeux devant un Laurel pincé comme le petit Ivan devant le grand, cette représentation de Dieu me convient aussi bien que celle d’un marionnettiste qui se jouerait de nous pour mieux nous faire comprendre sa divine envie de jouer en notre compagnie, mais à ce taux-là je suis aussi dieu que Lui, me dis-je à sept ans, et du coup le petit Ivan retrouve un peu d’aplomb, la comtesse aux pieds nus se redresse lentement pour défier son arrogant partenaire, notre père nous fait rire aux éclats en inversant le sens de la projection qui nous montre alors le Zambèze se ravaler lui-même, et voici que, dans la nuit, j’entends quelques chiens huskis me rappeler où je me trouve à l’instant.

Cela m’écoute dans le temps où ronronne le petit projecteur laissé allumé au milieu des enfants endormis. N’est-ce que le battement de mon sang ou ces voix que j’entends montent-elles des coulisses de ce Globe que m’évoquait oncle Stanislas lorsque nous parlions ensemble de ce que pourrait être le Théâtre du Monde.

« Longue est la nuit qui ne trouve jamais le jour », murmurait-il en me fixant du même air sentencieux que j’avais à l’âge des Grandes Questions, puis d’une autre voix : « Le rêve lui-même n’est qu’une ombre », mais ce matin me reviennent ces autres mots à l’encre plus claire : « Il n’est plus parfait messager de joie que le silence », et comme un ample rideau se lève alors lentement sur l’écran de ma page où je relance le court métrage un peu tremblé, vaguement sépia de mes sept ans.


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