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L'heure du crime

Publié le 27 août 2007 par Scheiro
 "On n’est pas étonné que, dans la civilisation hautement avancée, les citadelles de l’Être voient toujours une ombre noire ramper autour d’elles - c’est précisément ce néant qui, dans un premier temps (sous la domination d’un concept monovalent de l’être : Être est ; Néant n’est pas), ne pouvait être présenté que comme l’hostile à l’Être, ce qui n’est pas, le mal. Mais avec le nihilisme moderne, le pouvoir typique des temps modernes qu’avait l’homme de commettre des actes sans modèle et sans fond, et d’inventer du nouveau, a été officiellement reconnu et représenté globalement sous un nom marquant, quoique diffamant. Désormais, même rien est quelque chose - le champ ontologique devient plurivalent. Depuis, la mauvaise apparence du néant du nihilisme s’est effeuillée. Le nihilisme, nous le savons à présent, ne représente que le revers de la créativité et de la faculté de vouloir - et quelle modernité accepterait qu’on lui dénie son droit de naissance à une vie créative et aux projets nés de la volonté ? Pour tout le temps mondial des états de la modernité à venir, il n’y a plus de doute : la volonté d’artificialité prime sur la propension à se conformer à une nature définie ou à une Antiquité normative. C’est la raison pour laquelle, dans le noyau de la modernité pensée plus avant, seuls les inventeurs, artistes et entrepreneurs peuvent encore jouer un rôle-clef. Ce n’est plus le cas, en revanche, des penseurs, au sens rigoureux de la tradition philosophique. La pensée elle-même, comme pendant de l’étant, est manifestement en train de devenir une simple fonction partielle de la culture de la volonté et du projet. Les pâtres de l’Être prisonniers du beau rêve d’une existentialité purement extra-technique et d’une connaissance qui leur est propre sont repoussés en marge. Mieux, l’Être lui-même, comme royaume de la liberté ayant existé (*), se comporte désormais comme une étroite province ontologique - elle a été renvoyée en marge de l’empire de la volonté, de la création et des projets basés sur le néant. Il y a aujourd’hui un exode hors de l’Être comme il y a eu un exode rural ; les nouveaux entrepreneurs dans l’espace du projet, les artistes, les organisateurs, les rédacteurs de programmes, mais aussi les entrepreneurs au sens strict, sortent en permanence du vieux monde de l’Être recouvert par la connaissance, pour s’installer de manière dynamique dans le nouveau monde du néant ouvert aux projets. L’attitude typique de ces tenants de l’exode de l’Être, c’est la marche en avant d’une constructivité qui tente de s’emparer du pouvoir consistant à poursuivre la marche et à en avoir la capacité. Les entrepreneurs et les artistes ne gardent et n’épargnent pas « ce qui existe », mais mettent en œuvre et en débat ce qui n’a jamais été là sous cette forme, dans un refus constant de l’existant. L’ancien Être et son étant se voient recouverts par un surcroît, de plus en plus puissant, de nouvelles réalisations dont les expressions concrètes se propagent autour de nous sous forme d’artificialisation dans les cultures de l’appareil et de l’image. Ce que signifiait jadis l’Être se dresse d’ores et déjà comme une chapelle entre des gratte-ciel - ou comme une preuve de l’existence de Dieu au milieu d’un listing informatique. Fait de verre et d’acier, de nouveaux matériaux et de nouveaux systèmes d’écriture, un monde intermédiaire s’accroît, impossible à cerner et qu’aucune synthèse ne permet de dominer ; ce n’est ni nature ni volonté de nouveauté incubant et non encore réalisée, c’est un monde d’appareils cristallisé sous la forme d’une volonté passée et de déchets techniques comme ordures provenant de la masse des restes dévalorisés des artefacts ; les mégalopoles et les montagnes d’immondices sont les résultats des entreprises du titanisme routinier."
* Allusion à la formule de Schelling : « Sein ist gewesene Freiheit », « Etre, c’est la liberté passée ». (NDT)
Peter Sloterdijk, L’heure du crime et le temps de l’oeuvre d’art.

Celui qui se tue pour échapper à sa gloire


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