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La mesure de Shakespeare

Publié le 25 février 2009 par Jlk

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La mesure démesurée du grand art
Le grand art est tout simple, qui ne va pas sans grand artisanat, l’un et l’autre exigeant un immense travail qui ne se voit pas. Il en résulte une impression d’évidence et de légèreté qui marque, particulièrement, la mise en scène claire et fluide de Mesure pour mesure, signée Jean-Yves Ruf, dans une scénographie de Laure Pichat montrant sans démontrer, boîte à surprises où tantôt on serait au palais et tantôt au bordel, en costume de banquier ou le cul à l’air. Les costumes de Claudia Jenatsch, les lumières de Christian Dubet, le son de Jean-Damien Ratel participent aux sortilèges du lieu théâtral, dans lequel s’incarnent les personnages du Big Will, par le truchement de son verbe magique.
Celui-ci, comme celui de Dostoïevski sous la même signature d’André Markovicz, est une sorte de monstre apte à «tout dire», Dans Mesure pour mesure, il est question de bon gouvernement et de justice divine, royale ou bonnement humaine. Il est question de pouvoir mesuré ou démesuré, de pureté peut-être hypocrite et de sainteté non feinte, il est question d’expérience humaine et d’indulgence acquise, de ceci qui semble simple et de cela de bien plus compliqué.
La grande réussite de cette coproduction, créée à Bobigny en novembre 2008 et donc bien rodée aujourd’hui (3 heures sans un instant d’ennui), tient à moult éléments, dont l’interprétation. Mention spéciale à Jérôme Derre pour son Duc magistralement dédoublé en moine retors, meneur de jeu annonçant le Prospero de La Tempête. Bonus à l’Escalus puissant et doux de Jean-Jacques Chep, au Prévôt soumis-révolté de Jacques Hadjaje ou à la Marianne de Noémie Dujardin, aussi expansive qu’est concentrée l’Isabelle très authentique et très émouvante de Laetitia Dosch… Enfin ce conseil : de revenir au texte, disponible à la librairie de Vidy.

Image: Eric Ruf, dans le rôle d 'Angelo, et Laetitia Dosch, dans celui d'Isabelle. Photo Mario del Curto.
Vidy, Salle Apothéloz, jusqu’au 4 mars, les ma-me-je-sa, à 19h. Di à 18h.30, Ve, à 20h.30. Relâche lundi. Location : 021 /619 45 45 ou www.vidy.ch

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Eric Ruf vit Shakespeare « par le ventre et la tête »…
RENCONTRE. A Vidy, l’éclatant acteur de la Comédie-Française retrouve son frère Jean-Yves dans Mesure pour mesure.
Un très grand bonheur théâtral s’offre ces jours au public du théâtre au bord de l’eau. Avec un immense texte, complexe mais intelligible, que la nouvelle version française d’André Markovicz rend propice à la mise en chair et en bouche, dans une réalisation éclairante de Jean-Yves Ruf, et une interprétation portée par le même souffle et la même intelligence. En face de la jeune Laetitia Dosch, formée (entre autres) à la Haute école de théâtre romande, qui incarne une Isabelle virginale évoquant à la fois Bécassine, Antigone et Jeanne d’Arc, Eric Ruf campe le seigneur Angelo dont la froide rigueur puritaine s’enflamme au feu de la vertu…
- Que représente Shakespeare pour vous ?
- J’ai quelque peine à le dire, car c’est la première fois que je l’aborde dans un grand rôle. J’y ai été préparé par Le Partage de Midi de Claudel, dans le rôle de Mesa, le même genre de jeune homme pur et dur qui montre soudain une fragilité d’allumette. A l’école, j’avais mesuré la grande difficulté de cette langue et l’importance de la traduction, souvent injouable. Avec celle de Markovicz, dont la poésie est directe et concrète, l’incarnation s’est faite aussitôt. Deux jours durant, nous avons démêlé avec lui les obscurités du texte. Il nous a appris ainsi à accepter la part de l’obscur. Il a d’ailleurs une théorie à ce propos : si Shakespeare ménageait cette part, c’était pour faire revenir le spectateur une deuxième fois ! Pour en revenir à votre question, je me sens devenir très passionné de Shakespeare, qui est à vivre par le ventre et la tête. Je projette d’ailleurs une mise en scène de Macbeth…
- Que vous dit, personnellement, Mesure pour mesure ?
- Je suis frappé par la complexité de chaque personnage. Le mélange du tragique et du comique, de la vertu et du vice, est inouï. Angelo me semble, au début, un type pur, assez semblable en cela à Isabelle, mais le désir qui lui fond dessus est du genre qui tue et la charge érotique liée à l’apparition de la vierge implorante est inouïe. Enfin on découvre un homme. Aussi, c’est une pièce sur la justice. Et là, je remarque que le jeune public réagit au quart de tour, saisi par ce qu’on pourrait dire des jugements à «deux vitesses »…
- Comment avez-vous vécu la collaboration avec votre frère ?
- Cela s’est bien passé, alors que nous avons été très rivaux durant notre adolescence. Mais le théâtre nous a rapprochés. En l’occurrence, nous avons partagé les mêmes réactions par rapport à une éducation de petits-fils de pasteurs, notamment en ce qui concerne le puritanisme d’Angelo et l’arrière-plan religieux et moral de la pièce. D’un autre point de vue, le personnage du Duc est non moins insondable, plus ambigu peut-être que tous les autres, alors qu’il prétend clarifier et pacifier le jeu au nom de la justice.
- N’y a –t-il pas, dans le dénouement tellement humain de la pièce, quelque chose de Molière ?
- En effet : comme souvent chez Molière, le happy end apparent ne résout rien. Pas de jugement final qui conforterait. Il y a même un humour sardonique là-dessous : pensez au sort futur d’Angelo, condamné à vivre avec la femme qui l’aime et qu’il a rejetée on ne sait pourquoi…
- Quels sont vos projets à venir ?
- Je vais revenir à la scénographie, pour un Fortunio à l’Opéra comique. En outre je vais collaborer à un Jekyll du jeune auteur Christian Montalbetti et, à la Comédie Française, je jouerai le Soliony des Trois sœurs de Tchékhov. Enfin, le pauvre Angelo se retrouvera en patron de sex-shops dans Pigalle, une série télévisée à venir…


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