Magazine Humeur

Economie créative : rencontre avec Thierry Marx le 5 septembre 2009

Publié le 26 février 2009 par Alainlaufenburger

Quand un grand chef créatif, doublement macaroné par le Guide Michelin, m’accueille pour répondre à mes questions sur l’économie créative en préparation du livre édité par la maison Mollat, on est d’abord petit garçon et petit à petit le chef vous met en confiance, se livrant sans retenue sur ses sujets de prédilection. Création, innovation, malbouffe… Ci-dessous le texte intégral de son interview paru dans « Economie Créative : une introduction » pour l'Institut des Deux Rives... et quelques images prises après l’interview.


Pourriez-vous nous décrire votre processus de création dans lequel nous trouverions la place de la « banque des fantasmes » ? Les collaborations au sein du laboratoire de R&D ? Les tests des menu-créa ?
C’est une question qui revient souvent. Créer et réfléchir c’est d’abord avoir le nez au vent, essayer de sentir des choses et les phénomènes qui pourraient devenir un produit à commercialiser… C’est une grosse part de rêverie et de fantasme. Je suis dans l’imaginaire, la séduction, le coup de cœur. Ce que je crée, il faut que ça m’amuse, m’excite et me donne des sensations.

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Aujourd’hui votre économie créative c’est beaucoup plus qu’un restaurant gastronomique…
Oui, mais il n’y a pas eu de construction économique dès le départ. J’aime beaucoup cette citation de Mc Arthur « pour faire une entreprise, il faut un rêveur, un comptable et un fils de pute ». Je suis le rêveur, je visualise… Quand je parle du fantasme, au départ c’est de l’imaginaire, une rêverie. C’est vrai pour un projet de plat, de pâtisserie, de boulangerie… Après il faut étudier et regarder de près, surtout en Chine, la mère de toutes les cuisines, au Japon aussi où l’on trouve la sublimation du produit et du geste… le luxe est lumière sur le beau.

S’il n’y a pas de processus formalisé, on devine tout de même qu’il n’y a pas de hasard ?
Non il n’y a pas de hasard parce que ça n’existe pas. On réfléchit sur le poireau, la carotte, on le valorise et on le sort de ses gonds. Nous avons envie de donner une autre dimension au produit. Cuisiner aujourd’hui est un langage codé, on ne s’assied plus à la table d’un restaurant parce qu’on a faim. Il n’y a pas de place pour le hasard, on sait où on veut aller. Notre guidage se fait par le décodage du client quand il nous dit « j’ai aimé, ça me fait penser à ça ». On ne  laisse pas plus de place à la technique culinaire proprement dite, on l’appelle quand c’est nécessaire : un plat avec trois morceaux de poireau, chacun cuit différemment…

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Créer donc, pour vous, ne peut pas être un acte solitaire, comme celui d’un artiste ?
Non et ce depuis toujours : j’ai d’abord créé une association « le cerveau collectif » avec des amis qui n’étaient pas cuisiniers mais architecte, designer, biologiste, médecin. Tous passionnés de cuisine, ils acceptaient de faire du décodage de produit. J’ai toujours trouvé bien plus enrichissantes des discussions avec des non-professionnels. Un designer réagit à une poire belle-hélène et en fait quelque chose qui ressemble à un bijou de pâtisserie… on rêve d’abord et on part ensuite dans la technique. Les cerveaux extérieurs sont indispensables pour s’enrichir et pour se démarquer. Cette association a évolué ensuite en un laboratoire de Recherche & Développement ici à Pauillac. Puis, nous avons créé le « food lab » à Paris. Tout cela est né ici, notamment le dimanche où l’on faisait des essais. Ces essais sont partagés avec le client qui peut noter, discrètement, son ressenti visuel, gustatif… L’industrie agro-alimentaire le fait depuis longtemps, nous depuis 10 ans et depuis 2007 à Paris avec des scientifiques et des designers. Leurs idées poussent à la recherche d’autre chose. On peut imaginer arriver à un développement semi-industriel. On a travaillé sur un « nem sans porc » : même là, on peut être créatif… 

Pour autant, faire durer une entreprise créative demande de la rentabilité…
J’étais très créatif dans mon premier restaurant, mais sans raisonnement sur le prix final, je me suis vite rendu compte qu’il me fallait un comptable. La création est entre l’ordre et le désordre : il ne naît rien de bon dans le désordre et rien dans le désordre. Il faut être un artiste pour créer et un artisan pour reproduire la création et la faire faire. Un produit qui sort de la R&D peut très bien ne pas arriver dans l’assiette : il faut de la technique pour faire la recette, pour montrer une nouvelle mise en scène de la cuisine.

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La rentabilité est-elle suffisante via un seul restaurant gastronomique ?
Oui mais la création gastronomique fait de faibles marges, il faut donc être capable de se diversifier. Être très créatif chez moi signifie 45 couverts, pas plus. Ce n’est pas viable. La rentabilité vient d’entreprises satellites à créer : une brasserie, une boulangerie ou des prestations de R&D pour l’industrie agro-alimentaire. Notre laboratoire de R&D travaille aussi pour d’autres mais j’ai la liberté de ne pas accepter tout le monde : fast food, sandwicherie, c’est non. Mais c’est oui pour chercher de nouveaux concepts de cuisine de rue et pour arriver à un ticket moyen de 7€. Le fast-food est totalement prisonnier du modèle industriel…

Il est donc prévisible d’envisager une gamme de produits Thierry Marx ?
Des produits « Marx » non, mais tout ce qui fera aller vers une restauration abordable et intelligente oui… pas forcément signée de mon nom. Ou créer une ligne de produits de luxe dans le bien-être, la santé mais pas alimentaire.

La gastronomie française s’est souvent posée en défenseur des produits de terroir. Est-ce contradictoire de l’innovation ?
Ici, en Médoc, nous avons réinventé l’agneau de Pauillac. La grande distribution était notre premier client qui profitait de la valeur d’image d’une petite production locale pour vendre des dizaines de tonnes d’agneau de Nouvelle-Zélande. Simultanément, il est important de ne pas diaboliser l’industrie agro-alimentaire et la grande distribution : ils cherchent de l’image et du savoir-faire. Ces grands groupes possèdent leurs propres bateaux de pêche, font travailler sous contrat des agriculteurs pour leur acheter toute leur production mono-produit de carotte ou de navet, ce qui répond au marché.

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C’est terrible ce qu’arrive à faire ceux qui opposent toujours terroir et innovation. Les architectes ne se critiquent pas les uns et les autres. Tout part d’un réflexe de peur, par exemple « il faut défendre le camembert au lait cru » et faire croire que l’on va ainsi défendre un petit producteur face aux méchants géants. Alors que les producteurs qui maîtrisent le fromage au lait crû sont dans un environnement de plus haute technologie et d’une plus grande technicité. Cette  opposition entre tradition et innovation est toujours gênante : les gens biens font de la cuisine traditionnelle et les salauds font dans la molécule…
Reprenons le  navet. Escoffier dit que le navet doit être pelé parce que « la peau du navet n’est pas bonne pour la santé ». J’ai consulté un scientifique qui a cherché et rien trouvé. Nous nous sommes penchés sur cette peau, on y trouve une cellulose très intéressante...
Mais, finalement, cette cuisine traditionnelle défend la « malbouffe ». Par exemple, l’algue kombou fait de l’épaississant à une sauce, ce qui évite la farine. Tellement de peurs peuvent être agitées avec l’alimentation alors qu’un torchon sale est beaucoup plus chargé en bactéries et dangereux.

Intégrez-vous les idées apportées par d’autres industriels de l’agro-alimentaires, les produits E409, E410… les produits texturants ?
C’est drôle, on réinvente une cuisine qui fait peur tous les 20 ans : maintenant c’est la cuisine moléculaire, mais la cuisine est moléculaire par définition ! On découvre une algue pour en faire un produit texturant (l’E409) et on crie au scandale alors qu’il n’y a aucun danger : ce sont des extraits secs que les pâtissiers utilisent depuis 20 ans.. Nous utilisons cette algue à l’état naturel, sans E quelque chose…
C’est le même obscurantisme qui sacralise le bistrot de quartier avec son comptoir en zinc. Moi il ne me fait pas rêver. Je l’ai assez vu étant enfant, il était effectivement le lieu d’une cuisine populaire. Quand le ticket moyen autour d’un plat de saucisse-lentilles est de 15 €, je ne le trouve plus abordable… L’Espagne et l’Italie ont une tradition culinaire populaire. En France, l’origine est bourgeoise : la monarchie a fabriqué les arts de la table, les Fermiers Généraux ont créé le métier des aubergistes… On a entretenu ça autour de la cuisine. Les Espagnols sont arrivés sans dogme culinaire et ont déboulé dans la créativité et le modernisme.

Le plaisir vécu dans un restaurant gastronomique n’est donc pas, selon vous, lié au seul plaisir alimentaire…
Absolument pas, la chose qui nous arrive est que le client veut voir la cuisine, on veut regarder le chef travailler en direct devant le client. Celui-ci n’accepte plus l’autorité suprême de ce qu’on lui propose à manger mais on veut voir, on va voir… Tout ça change la cuisine. Elle s’est toujours adaptée à son époque : on entre en contact plus facilement avec la cuisine aujourd’hui. A Londres, il y a un restaurant tous les 20 mètres et à tous les prix. Les clients veulent rester et voir un nouveau plat ou un concept abouti. Au Labo nous refusons 200 personnes par mois pour goûter des expériences….

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L’économie créative, la gastronomie créative, peuvent-elles apporter une réponse à la malbouffe mondiale ?
Oui il est possible d’être innovant pour les plus pauvres. Nous le vivons dans notre atelier de cuisine aux Restos du Cœur de La Villette à Paris. Manger devient un moyen pour se reconstruire. Pour les personnes en détention, c’est identique. La culture du savoir manger est une démarche importante. Je crains que la cohabitation entre très riches et très pauvres ne soit de plus en plus tendue, le lien de la classe moyenne ne fonctionne plus très bien… Savoir manger est culturel, cela fait partie de l’éducation. L’éducation au goût est en panne générale depuis les années 80.
Quand je montre un cours de cuisine, ils voient, regardent, apprennent et existent. Nous en sommes arrivés au point où si vous ne pouvez plus consommer vous êtes exclus du savoir, de la culture en constatant « je n’ai pas le droit à cette nourriture ». Etre créatif avec une boite de petits pois ou de maïs est beaucoup plus difficile qu’avec des queues de langoustines et du caviar. Réussir une oreille de veau est très difficile. Certains de mes plats sont nés de plats de pauvre : les tortillas minute sont nées des Restos du cœur avec des sardines comme sur une pizza…
La cuisine de rue est une alternative à la malbouffe. Le Japon a su préserver sa culture culinaire par la cuisine de rue. A 2 heures du matin, dans le moindre 7eleven de bas quartier, vous pouvez manger un plat de la culture gastronomique japonaise… Le bento dont on parle tant aujourd’hui c’est la gamelle de mon grand-père avec trois niveaux de cuisine. On innove en réinventant beaucoup de choses…

Légendes :

  • la photo de Thierry Marx est de Mathilde de l'Ecottais
  • le premier plat (en fait c'était le quatrième) est l'huître Gilardeau sur caviar d'Aquitaine avec son consommé de volaille à la mer.
  • le deuxième plat est un risotto de soja à l'huile de truffe blanche et ormeaux au jus de truffe. Accompagné d'un Smith Haut Lafitte blanc.
  • le troisième plat est LE spaghetti au jus de truffe, suprême de volaille, cèpes, truffe et ris de veau, accompagné d'un énorme Ormes de Pez 89.
  • le premier des 3 desserts est une bille de cacao, poudre de rhum, flan d'aubergine, crème de badiane et sorbet basilic, accompagné d'un énormissime liquoreux Klein Constanzia (Afrique du Sud) 2002.

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