Le philosophe à lunette (2)

On ne sait pas si cet amour est payé en retour (quel mot affreux), on ne sait pas si elle connaîtra, par sa faute, le pire chagrin de sa vie. Sa grand-mère anticipe, naturellement, et craint une fin tragique, mais que diable. Vas-y, mon enfant, on ne vit qu’une fois, et je n’ai pas fini d’user la mienne, même si je m’y prends un peu tard. La grand-mère est une vieille dame heureuse, à défaut de l’avoir été quand elle était une dame tout court. Elle fréquente un homme de son âge très courtois à qui elle apprend l’extravagance et qui ne s’en sort pas si mal, elle joue régulièrement au bridge ce qui la rassure sur l’agilité de ses neurones, elle ne tricote pas – pas folle –, elle va dans les théâtres, et regarde les jeunes gens dans la rue d’un air un peu gourmand. Il n’y a vraiment aucune raison de prendre les devants et de s’enterrer avant que d’être froide. Elle est donc ravie de voir sa petite Camille sautillante et virevoltante, ce qu’elle n’a eu le bon sens de faire, elle, qu’à la fin de sa vie ; mais il fallait un courage qu’elle n’avait pas pour sortir des carcans de son époque. Pas de regrets, affirme-t-elle vaillamment en relevant le nez et son petit chapeau. L’objet de l’amour de sa Camille n’a pas quarante-cinq, celui-là, au moins, et il a l’air fort amoureux, tout enorgueilli de la désinvolture de son âge. Camille adore cet air, la grand-mère adore l’air de Camille, et le jeune homme se réjouit que tout roule aussi bien. Cela fait un bail qu’il n’a pas rencontré de fille comme ça, souriante, pas trop chiante. Camille, ça ne la dérange pas qu’il répète quatre fois par semaine avec ses copains. Elle vient, elle reste un peu, elle ne lui envoie pas de baisers avec la main, elle part quand elle en a assez d’entendre le même air monté sur décibels et les engueulades, elle a le corps tout chaud quand il rentre dans la nuit, elle fait un bruit doux comme un ronronnement quand il se couche contre elle et se blottit comme un petit chat. Elle est tellement épatante qu’il a même largué les deux autres, ce qui, de toute façon, lui compliquait pas mal l’existence. Le voilà tout à sa guitare et de temps à autre à Camille. Petite fée qui a décidé de lui faire une surprise ce soir, puisque justement, il n’a pas répète.
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