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Le destin de Gérard Lambert

Publié le 13 mars 2009 par Christinacarrucci
Gérard Lambert est un con. Il ne le sait pas. Il l'est d'autant plus.
30 piges à un compteur déjà rouillé. Ouvrier spécialisé en rien du tout. Petit banlieusard noyé dans le bassin parisien. Locataire d'une tour de Babel décrépite. Pacsé depuis 8 ans à Géraldine, nounou neuneu péroxydée à la plastique non irréprochable. Une Germaine de 8 ans. Un Germain de 2 ans. Un épagneul breton écervelé joyeusement appelé Adolf.
Gérard, Géraldine, Germaine, Germain et Adolf survivent dans un univers pitoyable et rapetissant. Inutile de préciser qu'ils n'ont qu'une notion floue du bonheur.
Comme chaque vendredi soir après le dernier chantier de la semaine, Gérard se rend au "Bar des Sports" de sa cité dortoir. Son collègue de labeur, Abdel, l'accompagne pour descendre deux demis et remplir une grille d'Euromillion. Ils jouent depuis des années les mêmes numéros et misent chacun un euro pour cette grille censée un jour ouvrir les leurs. Gérard n'a plus de rêve. La loterie n'est qu'un demi amélioré.
Gérard n'a pas d'ami non plus. Abdel n'est qu'un collègue de travail, probablement le seul à le supporter. L'immigré marocain sait bien que Gérard est raciste, mais il a remarqué dès le premier jour qu'il ne s'agissait que d'un sentiment animé par la bêtise. Il préfère donc boire ses bières avec une caricature de beauf que seul.
Ce vendredi ne sera pourtant pas comme les précédents.
Nous sommes le vendredi 26 septembre. La Française des Jeux propose une cagnotte exceptionnelle pour l'Euromillion : 130 millions d'euros.
Abdel remarque tout de suite le trouble et l'embarras de Gérard. Ce dernier semble à la fois nerveux, excité et euphorique. Le natif de Casablanca lui fera cracher le morceau après trois demis. Gérard se découvre :
- Tiens Abdel, tu n'as qu'à jouer seul nos nombres habituels, moi je fais une grille à part.
- Mais pourquoi, Gérard ? On ne partage plus, mon frère ?
- Pas cette fois, mon pote ! Pas cette fois...
- Et pourquoi donc, hein ?
- Parce que je vais gagner...
- T'es con, toi ! T'es pas cool en plus ! De toutes façons, comment peux-tu en être sûr ? C'est impossible !
Gérard hésite, puis se livre.
- J'ai fait un drôle de rêve, mon pote. Et dans ce rêve, on m'a indiqué les numéros qui vont sortir !
- T'as fumé la moquette, mon frère ? Et c'est qui ce "on" ?
- Si je te le dis, tu vas te foutre de ma gueule...
- J'te jure sur Allah que non !
- Rien à foutre de ton guignol !!!
- Bon, j'le jure sur la tête de mes enfants !
- T'as pas d'enfant gros mytho !
- T'as pas de cervelle, toi ! Je t'ai dit mille fois qu'ils sont restés au pays...
- Bon ok... je vais te dire qui m'a parlé : c'est la diable !
- Tu délires ! C'est le diable qui t'as donné les bons chiffres de l'Euromillion de ce soir ?
- Oui, parfaitement Abdel ! Mais je dois remplir une condition pour que cela se réalise...
- Laquelle ?
- Je dois m'engager à sauver le monde !
A ce moment Abdel recrache la gorgée de bière tiède et dit en riant :
- Quel con ! Tu m'as bien eu, j'ai failli croire à ton histoire de dingue ! T'es vraiment con, toi !
- Rigole le bourricot... rigole ! Tu verras demain, quand j'aurai les 130 millions d'euros...
- Et tu vas faire quoi pour sauver le monde ?
- Euh... sais pas... bah... je vais déjà m'acheter un 4x4 et une maison...
- Pour sauver le monde ?
- Euh... ça, je verrai plus tard !
Les deux collègues finissent par se séparer. Gérard a pris grand soin de ne pas montrer à Abdel les numéros qu'il a cochés. On ne sait jamais. Pas question de perdre 65 millions d'euros. Surtout si c'est pour Abdel.
Gérard rentre chez lui. Il n'en dit mot à Géraldine. Trop grosse et trop moche. Avec 130 millions d'euros, il les aura toutes à ses pieds. Gérard n'a plus qu'à attendre le tirage en direct à la télévision. Sa femme connaissant les numéros habituels, l'homme sait qu'elle ne pourra jamais deviner la réalisation programmée et inéluctable de son espoir fou de gagner la grosse cagnote.
23h30. TF1 continue de délivrer son flot intarrisable d'inepties. Grosse sèquence pub. Enfin le tirage de l'Euromillion ! Les enfants encore levés font du bruit. Gérard les engueule et les fait taire. Il est nerveux. L'épagneul breton s'est réveillé et remue frénétiquement de la queue. Un coup de pied le calme vite.
Les numéros sortent. Le temps s'est ralenti. Le rêve s'accomplit inexorablement. Mécaniquement. Gérard gagne. L'animatrice annonce aussitôt qu'il n'y a qu'un seul gagnant qui touchera donc 130 millions d'euros. La victoire du nouveau roi est totale et non partagée.
Gérard est blanc. Ses oreilles bourdonnent. Son coeur bat comme jamais. Ses yeux rencontrent la mine défaite de sa femme qui lui assène :
- Putain, même pas un numéro ! Fais chier !
- Euh... oui...
- Tu viens, on va se coucher ou tu veux qu'on zappe ?
- Hein ?
Gérard est déjà ailleurs. Il pense à ses futurs achats. A ses acquisitions. A son train de vie. A ses futures femmes. A son pouvoir.
Puis, une pensée passe fugacement dans son esprit en pleine ébullition : "le billet" ! Comme d'habitude, il l'a posé le billet sur la table basse du salon, en face de la télévision. Et si Géraldine venait à vérifier ? Et si Géraldine mettait le bulletin à la poubelle ? Et si... et si...
Il regarde aussitôt la table. Son billet a disparu !
Gérard hurle :
- Putain ! Il est où le billet ?
- J'en sais rien, moi ! De toutes les façons, on a rien !
- Ta gueule connasse, il est où ?
- Mais j'en sais rien ! Calme-toi !
Gérard regarde Germain et Germaine affalés dans le canapé. Il leur gueule dessus en demandant s'ils ont joué avec le bout de papier. Les enfants fondent en larmes en faisant "non" de leurs têtes déjà décérébrées. Leur père est devenu définitivement fou. Les yeux de Gérard tombent sur Adolf. Ils s'exorbitent lorsqu'ils réalisent l'irréparable...
L'épagneul breton a dévoré le bulletin de jeu. Il ne reste que quelques miettes du bon pour le bonheur de Gérard. A partir de cet instant, tout s'enchaîne très vite. Le cri primal de Gérard réveille l'immeuble. Trente secondes après, la détonation du fusil de chasse résonne dans le quartier. Les restes du chien s'ajoutent aux grosses fleurs jaunes de la tapisserie du salon.
Quatre autres coups suivent. La boite crânienne de Géraldine vole en éclats. Germaine est atteinte en plein coeur. Germain aux poumons. Tous les trois morts sur le coup du sort. Gérard retourne l'arme vers lui et presse la détente. Il met vingt bonnes minutes à se vider de son sang.
Fallait penser à sauver le monde, Gérard !
Et puis, mon pote, faut surtout pas se foutre de la gueule du diable...

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