Magazine Journal intime

Misery

Publié le 01 avril 2009 par Corcky

Quand j'étais jeune (tu aimes, n'est-ce pas, les billets qui débutent par une touche à la fois nostalgique et pathétique? Une première phrase stéréotypée qui te laissera penser que j'ai largement dépassé la date limite de fraîcheur...enfant de salaud que tu es), quand j'étais jeune donc, je ne pensais pas devenir infirmière.
Non, cher lecteur.
Point du tout.
Je ne rêvais pas particulièrement d'aller essuyer la merde au plus près de son site de production. A la limite, la merde, j'aurais été prête à te la vendre à prix d'or si j'avais fait de brillantes études de marketing (ou si j'avais tapiné du côté de la politique, après un passage par Sciences Po et l'ENA. Mais là n'est pas la question).
Non, quand j'étais jeune, je voulais être journaliste.
Je te vois sourire avec commisération.
Tu as bien raison.
D'autant que, tant qu'à faire, je ne me voyais pas en vulgaire pigiste chargée de récolter quelques chiens écrasés pour la rubrique mensuelle d'un canard de campagne tirant à deux mille exemplaires.
Non, madame.
Moi, je voulais devenir la Jeanette Pointu de l'actualité mondiale.
J'avais vu La déchirure et j'idolâtrais Sydney Schanberg.
Je serais, à n'en pas douter, une sorte de Russel Price au féminin, couvrant les pires conflits de la planète, témoignant courageusement et sans relâche auprès de mes lecteurs et concitoyens, dénonçant les guerres civiles, les injustices, les violations des Droits de l'homme
et les évasions fiscales des grands patrons du CAC 40.
Je marcherais sur les traces de Bernstein et Woodward, nom d'un chien, et on allait voir ce qu'on allait voir.
(Ici, ton sourire de commisération vire au ricanement méprisant. Comme je te comprends).
L'idée ne m'a pas effleurée, à l'époque, qu'avant de se prendre pour une version un peu moins putassière et un peu plus compétente de Christine Ockrent, il fallait d'abord songer à se fader quelques longues années d'études au CFJ ou ailleurs, parfois suivies par autant de longs mois de cirage de pompes servile, et finir le plus souvent par voir ses rêves de grand reportage se briser net contre les falaises infranchissables du politiquement correct (demande aux journaleux du Figaro si ça les fait bicher d'écrire quotidiennement des torrents de bobards  à la gloire du Nain pour la nouvelle Pravda française).
Loin de ces considérations professionnelles, moi, ami lecteur,  je voulais être journaliste.
Point barre.
Et puis il y a eu le Rwanda.
La guerre en Tchétchénie.
La guerre civile en Sierra Leone.
Le siège de Sarajevo.
Et au milieu de tout ça, des journalistes qui filmaient la chair brûlée, les membres tranchés, les villes en flammes et les bombardements de l'OTAN.
Bon.
Je me suis dit que finalement, je me voyais difficilement ramasser un moignon par-ci, quelques entrailles par là, et aller raconter au bon peuple de France que tout fout l'camp ma bonne dame et que l'homme est un loup pour l'homme, blablabla, tout en me retenant de vomir ou de me mettre une balle dans la carafe comme Kevin Carter.
C'est comme ça que je suis devenue infirmière.
Avec cette nouvelle lubie, touchante de naïveté (mais souviens-toi que nous parlons d'une époque où j'écoutais encore Berurier Noir et où la musique techno commençait seulement à polluer nos oreilles), qui consistait à vouloir réparer les blessures plutôt que de les montrer.
(Freud aurait du boulot par-dessus la tête s'il devait chercher les causes profondes du sempiternel besoin de réparation, c'est moi qui te le dis).
Je me disais qu'au moins, en troquant le mythique Nikon cabossé par les explosions à Beyrouth contre la blouse blanche immaculée, je risquais moins de tomber sur un génocide ou une expédition punitive dans un camp de réfugiés.
Quelques années après ce choix ô combien rationnel et pétri d'une logique à l'épreuve des balles, permets-moi de dresser un premier bilan.
Il y a Antonio, un septuagénaire séquestré pendant vingt ans dans un pavillon de Seine Saint Denis par une famille digne de celle de Massacre à la tronçonneuse, privé de passeport et nourri d'épluchures de pommes de terre. Il pèse quarante kilos tout mouillé, on croirait un rescapé des camps.
Il y a Fatou, trente ans, violée, excisée, battue et contaminée volontairement par son mari, mourant doucement du SIDA et se rongeant les sangs pour son fils de sept ans qui finira probablement dans un foyer de la DDASS.
Il y a Oumar, réfugié politique du Soudan, torturé, défiguré, qui passe ses journées à pleurer devant un café qu'il ne boit pas.
Il y a Göran, le Croate, qui a perdu femme et enfants à Vukovar.
Avant ça, Il y a eu Céline, morte à vingt-quatre ans faute d'une transplantation cardiaque.
Encore avant, il y a eu David, mort du SIDA avant l'apparition des trithérapies, dont les parents me demandaient tous les jours, pendant son agonie: "Est-ce que ça va encore durer longtemps?", et à qui je ne savais pas quoi répondre, tu me voyais leur dire que j'étais comme eux et que j'avais honteusement hâte qu'il meure?
Quand j'étais jeune, cher lecteur, je ne voulais pas devenir infirmière, je voulais être journaliste.
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Si quelqu'un connaît la date de départ en retraite d'Evelyne Dhéliat, merci de faire passer l'info, je suis en train de penser à la reconversion.
 

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