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Les mains pleines d'orage

Publié le 06 avril 2009 par Jlk

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INEDIT

Par Alain

Gerber  

Elles vous brûlent les doigts

les années couvées dans les nids de mitrailleuses

c‘est un argent facile

que la monnaie de ce temps-là

Les belles années de l’ambition

fauchées au pied des sémaphores

la sueur et l’encre

la brume de craie

l’œil vert de la radio

le chagrin des fées

la peur léthargique du hanneton

dans sa boîte

la perplexité du doryphore

l’écho des voix sous les préaux

un ancien dimanche

en automne

jonché de marrons cirés

dans la buée des candélabres

le goût des robinets

de cuivre

les soirs qui jouent avec les allumettes

Ce sourire gourmé

le sourire du chat

sur le visage d’un cadavre ironique

allongé sous la glace

de l’étang des Forges

où l’on se confie

un pied après l’autre

au balancier de ses bras

un après-midi de Noël

prodigue en illusions concrètes

Les sentiers de mâchefer

la brume brune

le campement dissolu des cabanes à outils

leurs ailes de goudron battant leurs flancs

vermineux

à flanc de colline

les verres épais avec leurs yeux de verre

à ras bord la crasse du temps qui passe

payé rubis sur l’ongle dans les fabriques

la gloriette de guingois

au toit de zinc dépoli

on y respire encore les clafoutis

du temps des cerises

aucunement prophétique

Rester là

ne rien savoir d’aucun avenir pour personne sur la Terre

on voit si bien les montagnes

on pourrait les toucher du doigt

un vol de martinets

l’écho du silence

l’ombre sur le mur quand les gens sont partis

Les troupeaux frileux

les bœufs éberlués

entre les grilles des préfectures

ripant sur le pavé

grimpés sur le trottoir au grand scandale des assassins

armés d’un bâton

buveurs de café bouillu

l’odeur du sang des bêtes

à l’emplacement de futurs cinémas

derrière le brouillard et le pâle

du faubourg des argentés

sur le chemin des Perches

que le vent repousse au fond de ses ornières

un vent de fer et de dimanche raté

loin des désirs absolus

La rue des jeudis héroïques

de sabres et d’arbalètes

traversée par un mur

que couronnent

des tessons d’existence

le haut des plus hautes tombes

les chapeaux noirs des affligés

les plumets noirs des chevaux de corbillard

arborant le monogramme d’un défunt présomptueux

à qui en pénitence

on n’a même pas laissé son alliance et sa montre

sa tabatière son culbutot

et par-dessus la voix du bronze

absente

monocorde

qui ne connaît pas un mort d’un autre

ni celui qu’on regrette

ni celui qui voulut qu’on épinglât

sa médaille sur un coussin violet

(…)

Rue de Châteaudun

dans le jus de lanterne

sourde

où piétine le gros chien boréal

qui garde les saucisses

ébouriffé de fourrure orange

on charrie un fardeau sans poids de grammaires

de sapience

de plumier d’astrolabe

avec un chiffon doux aussi

sans doute quelques bons points

et un cahier couvert de papier bleu

étiqueté à l’anglaise dans un coin

on traverse les fumées charcutières

l’haleine des soupiraux

rosée de toutes les défaites

l’odeur grenue de la pluie de la veille

la poudre des petits matins

crissante comme du sel et

la queue d’un nuage

qui n’a pas fait sa nuit

et couche sur le trottoir

la tête reposant dans les bois de l’Arsot

(…)

Mon père enfile son casque

garnit de vieux journaux

sa veste de cuir

range dans sa serviette

ses crayons sa gomme son stylo

son décamètre

et les plans énigmatiques

de la Reconstruction nationale

sur du papier violet

il réveille avec précaution

sa motocyclette

il fonce vers Champagney Ronchamp Lepuis-Gy

naviguant sur le verglas

dans la purée d’aurore

(…) et parfois il achète un buffet ancien

délogeant une basse-cour

ou un tas de charbon

j’y songeais à ses funérailles

nous étions trois ou quatre

sous les branches nues

sous le ciel déserté

à quelques pas seulement de ses fenêtres

- et donc

tout ce temps

toutes ces années du cristal de l’or vieux et des cendres

tout ce long temps sans prix

tout ce temps compté

il avait pu

contempler à loisir

le décor de son trou…

(…)

La pourriture sucrée des pétales de rose

sur le fumier gracieux

du cimetière de Brasse

côté Croix du Tilleul

vaut toutes les énigmes de l’univers

et les incertitudes solennelles

les questions de Sphinx

les sujets troublants

meurtriers

du baccalauréat

la perplexité incoercible

du coucou englué

dans l’empois du silence

cette pestilence

d’un raffinement obscur

accessible aux adeptes

aux initiés

profès

postulants

novices et apprentis

des mystagogues

dans la banlieue de l’au-delà

sur le parvis de l’autre vie

à l’entrée du jardin fantôme

aux fleurs de perles mauves

aux guirlandes de mensonges argentés

des quinquets sang de bœuf symbolisent les lampions éteints

sur les petits cailloux blancs

qui roussissent

plantés de livres en marbre

et de visages photogéniques

on marche dans les allées

après la fermeture

il n’y a plus de saisons

tous les défunts sont des salauds

cette odeur est de celles

que perçoivent les âmes

perchées sur les branches

serrées comme des hirondelles

et les âmes trop mortelles

de quelques vivants

triés sur le volet

par un hasard cynique

des cœurs battants plein les poches

pareils aux fraises de maraudeurs

(…)

Tout près de chez moi

maintenant

je revois ce couloir

au débouché de ténèbres

un long boyau d’éther

menant aux funérailles furtives

d’un cadavre de trente centimètres

puis au chevet de ma mère

traversant d’abord

le mail des morts vivants

insonores

déplumés

en pyjamas concentrationnaires

dont les yeux se sont retirés

loin de la figure

ils flottent au-dessus du carrelage

leurs ongles incrustés

dans un paquet de Gauloises bleues

indifférents aux mouches

déplaçant avec précaution

l’étroit baquet de leurs entrailles

tapissées de charbon

humectant

leurs lèvres d’écailles

reniflant sur le pas de la porte

l’arrivée d’un printemps

qui ne viendra plus

à gauche les hautes croisées

d’école élémentaire

à droite les salles communes

les murs

au front baigné de gouttes d’ictère

qui se renvoient les messes basses

les douleurs perçantes mais

peu portées à la vantardise

en ce temps-là

agrippées aux potences

à sérum

un relent de blessures envenimées

une vapeur de marmite

et d’anesthésique

les puissantes infirmières

aux bras érubescents

qui s’en iront à Diên Biên Phù

brandissant les clystères

bassins haricots pistolets

déployant des paravents

sur des extrêmes-onctions

elles concourent en secret

à de savants équarrissages

que reflètent la faïence

des couloirs du métro

et du souterrain de la gare

propice aux éventrements

les familles accroupies

autour de l’unique chaise

déjà vêtues de sombre par la grâce

de l’onctueux teinturier

déballant leurs fromages

et leur picrate veineux

récitant les souvenirs de fête

les yeux baissés

tous les midis

après le dessert

avant l’école

je suis là

cousu dans mon désir de ne pas y être

pétrifié de refus et d’outrage

insoumis aux charités humaines

visiteur incompétent

réprouvé

offusqué

moi-même talons joints sur un confetti

seul à l’écart du monde entier

et c’est une violence sans égale

dans l’ouate de ma vie

une épouvante

presque métaphysique

qui rabaisse de ses pouces

les coins de mon sourire

on me tire les mots au moyen d’un hameçon

on me secoue on me flatte

sans résultats tangibles

le temps passe le Gange là-bas s’écoule

les arbres sont abattus

des temples sont noyés

des vestiges s’effacent

et des âges

et des noms sur les cénotaphes

des malles s’égarent au diable

pleines de lettres closes

et de pétales de cerisier

vos arguments vos raisons

vos doctrines rassurantes

ne m’ont pas convaincu

cette haine incongrue

je le sais

me troublera encore

chaque jour et le jour

d’après celui-là

je n’étais jamais mort

avant de franchir

le seuil des hôpitaux

puis j’essayai tour à tour

dans mes habits éphémères

toutes les paillasses de l’agonie

et le sommeil n’est pas venu

(…)

On longe le bagne

et quand on descend de voiture

on est comme des scaphandriers

voici donc les confins promis

voici les beaux comptoirs

le Matin Calme et le Pérou

Samarkand son lait d’opale

tout est vertigineusement

commun en ce village

et paisible et absent

avec un chien unique

brouillant ses propres traces contre l’église

pourquoi sait-on déjà

alors qu’on loge à l’annexe

que le plancher craque

comme avant le meurtre

qu’il n’y a même pas de toilettes

sur le palier

que même les plus petits objets

sentent trop fort l’ozone et l’ammoniaque

et qu’on n’a jamais vraiment aimé

qu’une seule rue au monde avant ça

pourquoi sait-on déjà

que tout sera bien

que tout sera bien cependant ?

c’est une question sans réponse

car la question vient de la tête

mais la réponse d’aucun endroit

elle serait en somme

la réponse

tout le reste de la personne

chaque atome de la personne elle-même

son ombre changeante au fil des heures et des ciels et du doute

et ses invisibles infranchissables parapets

du dedans

toute la musique

tout le saint-frusquin

sur le port de Saint-Martin

seuil métropolitain

d’une colonie disciplinaire

des jungles et des fièvres

des homards volants

des tours d’écrou

des bois de justice

boulevard de la chiourme

au point du jour

quai des allers simples et des simples

agonies à vif

croisières en bourgeron et poucettes

sans lucre

dès le lendemain ils ont voulu

rendre grâce à l’auto

cet assemblage problématique

qui avait tenu bon

la présenter au petit oiseau

sous son meilleur profil

débarrassée de son paquetage

dégainée de sa boue

arrosée d’eau fraîche

là tout au centre

de la capitale du pays

on peut encore lire la plaque

le gosse a l’air content

ça n’est pas l’habitude en voyage

d’autres Peugeot viendront

203 403 404

clairement ces nombres signifiaient

l’élévation sociale

on pouvait presque

la mesurer sur ses doigts

la faire toucher aux incrédules

comme les années

je rencontrerai bientôt

le but inaccessible

de mes futures échappatoires

entre Bois-Plage et Fier d’Ars

juste après le soleil

une esplanade immense

tant de douceur ! tant de silence !

trois pelés un tondu

celui-là lance un javelot

l’autre déroule son cerf-volant

il n’y a pas de juke-box

dans la cabane du Coup de roulis

les ânes portent la culotte

on vient en carriole et kiss-not

ramasser le varech sans un bruit

un monde a fini là

sous mon regard

quand il s’est retourné

tout avait fichu le camp

toutes les îles de la Terre

on vendait les oublies les scoubidous les épuisettes

à des armadas

les jets les plus célestes

ressembleront bien vite

aux voitures du métro

un soir indifférent d’une quelconque semaine

station Glacière station Javel

nous restons deux ou trois dans le monde

sur le tarmac aux antipodes

ou dans les villes qui écartent les cuisses

à la lisière des hippodromes

non solubles dans la promiscuité

courroucés mais courtois

avec nos bouquets de lys et nos borsalinos

orphelins

(…)

(…) il n’est de lettres que d’exil

et confiées aux bouteilles

on écrit sur le mur de l’usine

les choses qu’on a perdues

on use son crayon

son rare son tout petit

dressé dans les décombres

la grosse affaire des vagabonds

et c’est toujours

merde à celui qui le lira

car personne ne lit plus

justement

les jours passent

plus ou moins

dans la cohue du portillon

l’air du temps

change de propriétaire mais

la vente continue durant les travaux

la braderie aux prix sacrifiés

où tout doit disparaître

et le reste est détruit

un beau matin

les temps avaient changé

si elles avaient pu se voir nos vies nos villes

ne se seraient pas reconnues

depuis des mois et des semaines

je ne dormais plus tranquille

pourtant je n’ai rien suspecté

l’enfrance s’est lassée de nos mauvais traitements

elle a déménagé à la cloche de bois

en oubliant de m’emporter

Bournazel n’est plus là pour personne

j’ai rangé

toute ma famille sous les arbres

des promesses de l’ancien régime

rien ne s’est accompli

sinon ce qu’on a pu

bricoler soi-même

c’est-à-dire un amour et aussi

une gaieté passagère

qui fut sainte et féroce

il y a bien longtemps

pieds nus sur les tommettes de titane

à tâtons je fais mon sac dans la cuisine obscure

des gamelles melles-melles

des bidons dons-dons

on est lundi matin d’une autre galaxie

la semaine sera longue

vivement dimanche !

des gamelles des gamelles des bidons

Envoi

Les graveurs de vent

les graves célibataires de leur propre créance

au lexique équivoque

aux gestes somnambules

aux maigres fournitures

aux barques trop fragiles

précaires gardiens des écuelles

se marient une année

sont quand même pendus l’autre

aux espagnolettes

de l’hôtel Algonquin

ayant renié leurs fraîches phrases d’avril

lovées dans les violoncelles

disposées en travers

des tickets de rationnement

leurs cous s’allongent pour voir

par-dessus la rampe

le côté du mur

qui n’en eut jamais aucun

mars 2008

(Ces séquences sont extraites d'un vaste poème intitulé Enfrance, encore inédit. Elles constituent l'ouverture de la dernière livraison du Passe-Muraille, d'avril 2009, à paraître, incluant un entretien avec Alain Gerber et un aperçu de son oeuvre romanesque.)

Image: Louis Soutter, Le Navire, vers 1927-1930.

  


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