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Le combat de Desdémone

Publié le 06 avril 2009 par Zoridae
Lorsque le lundi arrive, il m'arrive de soupirer car c'est le jour du cours de Desdémone.
Elle s'est un peu adoucie, il n'empêche que lui enseigner le chant s'apparente à un combat sans merci. Je me collette avec son orgueil, son autorité naturelle et ses préjugés. Dès le début du cours, lorsqu'elle joint ses pieds en un claquement que je trouve militaire, je retiens un soupir de découragement. Je feins d'ignorer ses boutades, ma voix devient froide, mes décisions inébranlables ; je dicte, concentrée, les mouvements de détente, les exercices de respiration et si Desdémone me pose une question, je lui donne des explications débarrassées de toute poésie car elle n'y est guère sensible.
Elle est à la fois très consciente de son corps, mince, ferme, paré de seyantes tenues et totalement incapable de le mouvoir avec grâce. Les mains sur ses hanches, elle ondule du bassin, trop cambrée, comme engoncée dans une armure de guingois. Elle est bien dans sa peau, pourtant, elle pose parfois les mains sur sa petite poitrine et une expression de satisfaction traverse alors son visage sévère. Elle secoue sa chevelure noire où frisent des éclairs d'argent. Il me semble que Desdémone sabote toujours mes demandes : d'un geste un peu trop rapide, d'une respiration à contre-temps elle fait des preuves de ma nullité comme professeur de chant. Et lorsque je veux la confronter à sa mauvaise volonté, elle me lance, grande dame :
"Ah, c'est ça que vous vouliez ? Vous ne le disiez pas aussi... Il fallait le dire !"
De temps en temps, elle me regarde, sourcil levé et s'enquiert :
"Vous pensez que j'ai progressé ?
Je balbutie, un peu trop enthousiaste :
- Oui, bien sûr que vous avez progressé, n'en êtes-vous pas consciente ?
- Et bien non, assène-t-elle avant de partir d'un éclat de rire grelottant. Absolument pas ! Enfin j'ai plus de souffle mais là, quand je m'entends avec le micro, je trouve ça très laid !
Redevenant sérieuse, elle me demande des détails :
-Le jeune homme qui était avant moi... hum... vous avez trouvé qu'il chantait comment ? Parce que, comment dire ? Je ne tiens pas à être méchante, n'est-ce pas, mais... Il ne chantait pas bien, hein ? Vous ne trouvez pas qu'il chantait bien ? Je l'espère... Non, parce que si je chante comme ça, dites-le moi tout de suite et j'arrête tout ! Enfin c'était peut-être la chanson, elle était difficile certainement..."
Une fois, Desdémone exécutait une vocalise qui nécessite beaucoup de gymnastique faciale lorsqu'elle s'est écriée :
"Mon dieu, ce que je me sens ridicule !
- Mais non, ai-je rétorqué. Vous ne l'êtes pas. Pas du tout.
- Oui, a-t-elle dit, je comprends votre positionnement. Vous avez l'habitude. Vous n'êtes pas gênée. C'est comme moi, dans mon métier... Une amie à moi m'a demandée si je pouvais l'examiner, parce qu'elle avait besoin d'un second avis. Elle avait moyennement confiance en son gynécologue. Elle était un peu mal à l'aise mais je lui ai expliqué que je m'en moquais de la voir en position gynécologique. C'est mon métier et c'est tout. Je peux tout à fait aller dîner avec elle après lui avoir fait un frottis. C'est comme vous, je en serais pas gênée du tout si vous veniez consulter.
J'éclate de rire : - Oh moi si ! Je n'imagine pas du tout ça !
L'idée m'effleure que cette façon insidieuse de convoquer une scène où j'offrirais mon entrejambe écartelée à son œil noir, vise à me déstabiliser tout à fait, à m'interdire de lui enseigner quelque chose. Desdémone est sans doute inconsciente de la façon dont elle sape mon autorité ; c'est plus fort qu'elle. Régulièrement, pendant l'heure de cours, j'imagine son époux, tantôt petit être échevelé, maladroit, impuissant tantôt tyran à qui elle emprunte une once de cruauté dès qu'elle se trouve hors de sa portée. Le plus souvent, c'est étrange, je l'imagine mort ou alité. M'est avis que Desdémone ne peut avoir d'alter ego...
- Je sais que vous, vous n'aimeriez pas cela. Pourtant, moi ça ne me ferait rien. ..Tandis que faire ces mimiques devant vous, ce que je me sens idiote, c'est phénoménal !"
La semaine passée, alors que je l'imitais entrain de chanter Wonderful World, elle a été prise d'un fou rire tonitruant.
"Regardez, comment vous signifiez le bonheur, Desdémone, venais-je de lui dire. Vous souriez de la bouche mais pas des yeux.
Et je l'avais imitée. Pas par méchanceté mais parce que les cours de chant sont basés, essentiellement, sur le mimétisme. Ainsi, sans arrêt, je deviens le miroir de visages crispés, je répète une flopée de sons aigres ou engorgés. Desdémone, qui je le croyais, allait se défendre, protester a paru ravie au contraire :
- C'est exactement ça ! Je fais semblant... Je fais mal semblant ! Alors que le monde est si merveilleux, n'est-ce pas ? Wonderful world, oui, un de mes meilleurs amis est entrain de mourir à l'hôpital ! Ah ah ! Mais il ne faut pas que je dise ça, il va s'en sortir... Une énième de ses artères vient d'exploser, mais il va s'en sortir ! Allez, on y croit ! Je vais sourire des yeux ET de la bouche. On y va !"
Hier, en fin de séance, Desdémone a chanté pour les deux sœurs qui ont cours après elle, les yeux clos et le micro serré entre ses deux mains jointes... Je l'imaginais en robe fourreau pour le mariage de sa fille, au milieu de l'orchestre. L'événement est toujours secret. Desdémone ne s'entraine que dans sa voiture. Personne dans son entourage ne sait qu'elle prend des cours de chant. Pour télécharger la musique d'accompagnement sur une clef USB, elle a dû demander de l'aide à l'un de ses trois fils. Il lui a dit "Mais pourquoi ne me dis-tu pas simplement ce que tu veux comme musique ? Je te le téléchargerai, moi !" mais Desdémone lui a tenu tête : "Je veux juste savoir comment on fait et le faire toute seule !". "Vous allez vous faire pincer, à la fin ! l'ai-je taquinée" mais elle est sûre que non. Alors dans la salle voutée, j'ai imaginé la surprise de sa fille, de son époux, des invités. Desdémone au maintien d'acier, Desdémone au parler âpre chantait comme une diva. Ses bras dessinaient autour d'elle des arabesques musicales, parfois elle se déhanchait à peine. Sa voix a gagné en souplesse, ses aigus brillent, ses graves sont impressionnants. Et elle a cette façon de regarder le public tendrement au moment où elle prononce "I love you !" qui me stupéfie.
Nul doute que sa prestation sera le clou du mariage...

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