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La chasse

Publié le 15 mai 2009 par Zoridae
Il y a quelques semaines des ouvriers sont venus et, munis de marteaux-piqueurs, ils ont, avec détermination, éventré les trottoirs de ma rue. Leur installation s'était faite sous la fenêtre de notre chambre, à l'aube - du moins, c'est le souvenir que j'en garde -mais les jours suivants, l'ouvrage des marteaux-piqueurs s'est étendu jusqu'à l'avenue Marx Dormoy.
Lorsqu'ils eurent passé la rue Poissonnière, il ne nous parvint plus qu'un vague écho mais le souvenir du supplice enduré nous le rendait insupportable. Dehors, nos pieds charriaient des monceaux de boue, la terre bavait sur la route et, craignant de crotter mes bottines vernies, je me croyais transportée quelques siècles auparavant, lorsque le goudron ne recouvrait pas le sol de Paris.
Une semaine après l'autre, le bitume s'est lézardé laissant apparaître ses entrailles parcourues de tuyaux nauséabonds. En passant près des excavations, je me rappelais ce fait divers, l'année dernière je crois : à la suite de travaux devant chez eux, les habitants d'un immeuble s'étaient plaints de sentir une odeur de gaz. Les ouvriers étaient partis sans les prendre au sérieux. Jusqu'à ce que l'immeuble explose... Il y avait eu de nombreuses victimes.
Par ici aussi, ils ont fini par reboucher les trous et remballer leur matériel. Bientôt les matins sont devenus quasi calmes : seuls les camions du Champion, le va-et-vient incessant des palettes et parfois, de gentils coups de klaxons nous réveillaient. La cacophonie habituelle. Après l'acharnement sonore des marteaux-piqueurs, ces menus bruits nous avaient semblé désirables et je me suis surprise, un matin, à ôter une boule Quiès pour savourer amoureusement le grincement des roulettes devant l'entrepôt.
Je pensais que nous subirions juste après l'odeur du goudron, moindre désagrément pour des trottoirs touts neufs. Que nenni. Les trottoirs restent zébrés de brun et dégueulent de la boue lorsqu'il pleut. Par la fenêtre, cela fait comme des pointillés brun sur la grisaille. J'ai pris l'habitude de sauter par dessus les lambeaux de terre mise à nue, de slalomer, d'éviter. Je me demande quel effet sur le mental peut avoir le fait d'habiter dans une rue qui ressemble à des points de suspension à l'infini. Dans l'écriture aussi je les ai évités longtemps. Ainsi que les points d'exclamation multipliés et les petits ronds au-dessus de la lettre i.
Bref, à cause de la désorganisation de l'espace sous mes fenêtres, je ne les ai pas remarquées tout de suite. D'abord il y a du monde, même le soir, les rires fusent, des cris couvrent le vrombissement des voitures qui redémarre lorsque le feu passe au vert, on se hèle, on se harangue, on s'enthousiasme, on râle, on se bat. Devant le petit café, les habitués fument leur clope en me saluant d'un air goguenard. C'est toujours un objet de réflexion pour moi : pourquoi tous les clients de ce bar ont-ils l'air goguenard ? Mais je me trompe, les femmes n'ont pas le même air. De leurs voix rauques de fumeuses, elles gueulent des blagues puis toussent en riant. Elles sont imposantes, leur ventre les précède et sous leurs yeux vitreux, le khôl dégouline. Mais elles possèdent une grâce étrange - peut-être conférée par l'assurance de plaire - qui m'amène à les fixer longuement lorsque je passe devant elles. Le patron, lui, me salue avec chaleur. Puis, parmi les goguenards il y a ceux qui ont vraiment l'air de rire en dedans et ceux qui font mine de flirter. Je sourie aux rieurs, parfois, je salue les autres d'un hochement de tête sévère. Un peu plus loin, je vois des hommes et des femmes qui, absorbés dans leur conversation, ne cessent de guetter la sortie des poubelles du supermarché. Il arrive que je les entende évoquer un incident : "Il nous a dit que si on revenait, il appellerait les flics". Ils se font discrets, ils se mêlent aux clients du bar, à ceux du salon de coiffure, ils se fondent dans le décor.
Elles surgissent la nuit tombée. Je les ai remarquées un soir. Il était minuit passé. B. et moi venions de nous coucher lorsqu'un frottement dans la pièce m'a poussé à allumer. J'ai scruté le plafond. Dans le coin droit de la pièce j'ai aperçu une tâche noire :
"Ah ah, ai-je dit, cette nuit tu vas gober une araignée !"
J'étais entrain de calculer les possibilités que l'insecte tombe dans ma bouche plutôt que dans celle de mon époux, lorsqu'un mouvement a attiré mon regard, dans le coin gauche de la pièce. De mon côté. Une araignée dodue agitait ses pattes dans une toile qui partait de la bibliothèque. B. a éclaté de rire.
"Ce n'ai pas drôle, ai-je râlé. Tu crois que c'est un couple ?"
J'ai aussitôt imaginé les ébats qui avaient peut-être eu lieu juste au-dessus de nous, depuis des semaines. Je me suis demandée si la femelle araignée, en ce moment même portait ses petits sur son dos. Mais il me semble que le mâle est vivant... Or il paraît qu'après l'accouplement, la femelle, le tue. Parfois elle le mange. Cela dépend des espèces.
"Ils n'en sont peut-être qu'à la phase de séduction, ai-je murmuré.
- Et si c'était toi qui le faisais pour une fois, a grogné B.
- Ah non, j'ai dit, je ne peux pas ! Je suis une des leurs !"
Et j'ai quitté la chambre pour ne pas assister au carnage.
Le front contre la fenêtre du salon j'ai regardé dans la rue. Comme chaque fois, que je scrute l'obscurité depuis que nous habitons là, j'ai repensé à la femme-qui-autrefois-dormait-en-bas de-chez-moi. Je me suis demandée où elle pouvait être et j'ai espéré qu'elle reçoive enfin des soins appropriés.
"Peut-être a-t-elle enfin retrouvé la raison ? Et ses enfants, ai-je pensé.
- Zut, râla B.. Elle a sauté !
- Oh non, ai-je dit en retournant dans la pièce. Et bien sûr c'est de mon côté ! Je suis sûre que pour la tienne tu t'es appliqué !
- Elle était morte, a-t-il dit. Enfin il y avait un truc mort.
- A mon avis c'était le mâle, ai-je dit en lui jetant un regard menaçant."
Et je suis retournée observer la rue pendant que B. empilait les livres qui jonchent le sol au pied du lit, de mon côté. De temps en temps, une ombre le faisait sursauter, il donnait un coup de balais avant de s'apercevoir que ce n'était rien. Dehors quelque chose avait attiré mon attention. Plusieurs jeunes filles attendaient. Elles étaient deux par deux, appuyées contre les vitrines des boutiques fermées. Il y en avait une demi-douzaine. Leurs vêtements étaient ceux de lycéennes : jeans noirs moulants, tee-shirts, petits blousons ajustés. Toutes étaient en noir et blanc. Qu'est ce qu'elles peuvent bien attendre à cette heure de la nuit ? je me demandais. Soudain un homme est passé et l'une d'elle lui a adressé la parole. Tiens elle doit vouloir connaître l'heure ! C'est tout ce que je parvenais à imaginer. Mais l'homme n'a pas regardé sa montre, ni consulté son portable. La fille a traversé la rue en direction de mon immeuble et il l'a suivi. Cinq minutes plus tard une autre fille est partie avec un autre homme.
"Ça y est je l'ai eue ! a crié B. dans la chambre.
- Il y a des putes dans la rue, j'ai répondu. Tu ne me mens pas ? j'ai insisté... Fais voir !"
Sous sa chaussure, B. me montra la femelle araignée, toute aplatie. Et nous sommes allés nous coucher en fermant la bouche au cas où les petits aient survécu.

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