Magazine Journal intime

Alimentaire, mon Cher Loukoum

Publié le 27 mai 2009 par Geradon

Je n’avais jamais eu le goût de ces affaires étranges dont sont friands les journaux et leurs lecteurs compulsifs. J’étais très embêté par le sang, les drogues ; et la vertu des femmes m’était sacrée. Dieu savait dès lors que les trois premières semaines de ma collaboration avec Sebastian Böll avaient été éprouvantes pour moi. Nous avions reçu la visite de divers individus tourmentés par leurs cas, des hommes pour la plupart qui, voulant éviter la publicité d’une procédure judiciaire, avaient choisi plutôt de consulter Sieur Böll, l’expert autoproclamé de l’Autour. J’avais roulé les yeux au plafond quand mon employeur, de dos, attisant le feu dans l’âtre, m’avait soumis cette singulière nomenclature. Quelle sorte de nigaud pouvait bien être un Expert de l’Autour ? Ne ferais-je pas mieux de briser le contrat qui nous liait et de retourner au plus vite à mes Mathématiques ? Comme pour répondre, toujours tourné vers les braises, Böll avait dit :
“Je sais ce que vous pensez, Gordon, et je n’en pense pas moins. J’en pense justement davantage ; on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre, et croyez-moi quand je vous dis que chaque individu affligé d’un cas se pense particulier, croit nager dans l’Autour. Voilà pourquoi j’ai opté pour cette nomenclature, aussi ridicule soit-elle. Vous devez, Gordon, pour la réussite commerciale, avoir confiance en la nomenclature !”

De Böll émanait cette sorte d’assurance qui peut mettre hors de soi. Sa stratégie me semblait venue d’un autre monde. Sa manière de mener sa petite entreprise – depuis les élans éthérés qu’il imprimait au paraître de celle-ci, jusqu’à ses méthodes de résolution des cas, que je décris dans ce récit, en passant par le choix de son assistant – moi-même ! –, tout cela me paraissait pour le moins fantasque. Mais ce pourquoi tout ceci n’est pas resté anecdotique, ne s’est pas cantonné à l’œuvre d’un farfelu, est réellement la raison pour laquelle j’ai décidé de tenir ce journal. Car après l’affaire Alice Westminster, tout ce que j’avais pu penser de Sebastian Böll s’en trouva bouleversé.

Ce jour-là, Sebastian Böll m’observait, amusé, roulant entre ses doigts une feuille d’un thé particulier qu’il venait de prélever d’une boîte en métal. Il était étendu sur sa chaise, ses jambes croisées à la droite de son bureau d’acajou. Je venais de lui poser une question pour le moins directe. La pendule indiquait onze heure.
“Ce que vous signifiez pour cette entreprise, répondit-il après un temps, ce que vous signifiez : autant que moi.
— Böll…, commençais-je, las.
— Ecoutez ceci, Gordon : l’entreprise vous doit autant qu’à moi ; et maintenant, que cela vous suffise puisque ça lui suffit !” En un temps Böll glissa le rouleau de cette feuille de thé sur sa gencive inférieure et, après un spasme, fit le signe du silence. Il croisa les mains derrière sa nuque, nicha sa tête au creux de ses paumes et, par la force des choses, je dus m’en tenir à cela.


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