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Une vie, Zohra

Publié le 09 juin 2009 par Sophielucide

A trente ans Zohra a déjà perdu des kilos par centaines ; kilos repris, kilos yoyo, par appétit, pari idiot.Dans une armoire, bien rangés, du jean slim à la robe de grossesse, toutes les tailles sont représentées, du 38 au 56; elle n’aime son visage que lorsque son corps la révulse et inversement disproportionné. C’est ce qui semble la faire hésiter ;une moue dubitative s’est inscrite sur sa bouche, qu’elle avait plutôt gourmande, il ya peu de temps. Il n’en reste aujourd’hui qu’un rictus sur ses lèvres amincies qu’elle a la mauvaise idée de souligner au crayon.Sans trembler, elle écrit son visage, seule page sur laquelle elle aime s’attarder. Zohra ne lit pas, n’a jamais lu ; les magazines qu’elle achète par paquets regorgent de photos, d’images, ou de tableaux. Les régimes ressassés, elle les connait tous, elle les a essayés, en les mêlant souvent,en les ingurgitant jusqu’à l’écœurement,jusqu’aux vomissements.« Va-t’en, tu vois bien que maman est malade ! » chasse-t-elle sa fille qui court se réfugier sur les genoux de son père.

Depuis quand la vie qu’il aimait partager avec elle s’est-elle vidée de sens ? Depuis combien de temps ce manège dure-t-il ? Où était-il pour qu’il n’ait rien remarqué ? Si depuis le début, c’est elle qui mène la danse, il aimait ça jusque là, pourquoi ça a changé ? Est-ce après la naissance de sa perle, sa coquette, son trésor ? S’est-elle sentie exclue, lui en a –t-elle voulu ? Elle ne parle jamais que pour lui reprocher une foule de détails qui meublent le quotidien de ses couleurs tranchées, cela n’a pas changé, c’est pas ça qui dérange, alors quoi ? Il s’interroge encore, bientôt il ne fait que cela : se demander quoi ….Elle lui reproche à présent le manque d’argent, la situation minable, son boulot de subalterne, son manque de volonté, son absence d’ambition,puis, sous prétexte de gestion des comptes bancaires, elle lui retire le droit d’user de la carte bleue, elle en aura désormais l’usage exclusif. Soudain, un vertige le prend, il panique. Il attendra le lendemain pour savoir. Un jour de plus au creux du doute, une nuit encore, dans ses bras morts…

Au début, elle n’a pas prêté attention à Gilles. Un type du quartier, ami d’enfance de son mari. Trente-six ans, comme lui. Ils se croisaient, se saluaient, sans plus. A peine a-t-elle remarqué la couleur de ses yeux, fallait-il qu’elle soit rare, cette teinte violette. Le soir elle dit : « c’est une tapette, ton pote, il porte des lentilles colorées » Il hausse les épaules, retourne dans la chambre de la petite. Unsamedi, jour de marché, Gilles l’invite à prendre un café qu’elle accepte. Il confie ses passages en H.P. Elle le fait répéter, il explique : la solitude, le chômage, un amour déçu et les médicaments, elle y accole le mot dépression et voit briller ses yeux. Tout est parti de là. C’était il y a six mois.

Lui, ne voit toujours rien. Elle s’est toujours montrée élégante, un rien l’habille, c’est la reine des bonnes affaires. Lorsqu’il l’interroge, elle dit que ce n’est rien, un emprunt à sa sœur, un cadeau de sa mère, quand ce n’est pas la période effervescente des soldes, alors il est heureux. Il s’en va le matin, après lui avoir porté une tasse de café au lit, sa main dans celle de sa fille qu’il conduit à l’école maternelle. Sa princesse est si douée qu’ils l’ont accepté avant trois ans. Il en est soulagé. C’est vrai qu’il a douté, qu’il y a pensé, qu’il a eu peur qu’elle ne soit pas intelligente, qu’elle ait du mal à suivre. Il n’en est rien, ils sont bien tous les deux. La mère de la petite n’aime ni raconter les histoires le soir, ni partager un jeu, elle ne montre de patience que pour vêtir sa fille qu’elle appelle « ma poupée » sur laquelle, chaque jour elle élabore une nouvelle coiffure. Alors elle explique au mari comment faire le lendemain, quelle barrette sur la frange, quel chouchou assorti. Il sourit. Il aime lorsqu’ils sont ensemble, juste après l’école,pour le goûter des dames : cheeseburger et coca qu’il rapporte du MacDo avant d’y retourner.La bouche pleine, mère et fille clignent en même temps des yeux en guise d’au revoir.Il ferme la porte sur cette fierté de nourrir sa famille.

Zohra n’a jamais travaillé, c’est une enfant gâtée. Elle a été gavée comme elle gave sa fille, son père aimait l’appeler « tendre loukoum » et sa mère ne l’autorisait qu’à passer les poussières,agiter le plumeau est une grâce mais avant tout un savoir-faire… Elle aplus rêvé d’un bel appartement bien à elle qu’au prince charmant.Aménager à deux, une finalité qu’elle décline en courant de la Foir-fouilleà Conforama. Leur premier crédit date de là : décoration dictée par la télévision qu’elle regarde au lit. Entre les coussins et ses bourrelets,se cache la télécommande qu’elle manie avec dextérité, connait avec exactitude les pause publicitaires et zappe savamment entre les émissions de téléréalité qu’elle regarde avec avidité, en gloussant souvent, en fronçant des sourcils, en enviant secrètement ce laps de célébrité auquel elle n’a pas accès, pas encore…

Le mari est inquiet maintenant qu’il a découvert l’ampleur du découvert. Il a beau compter, recalculer, il ne voit pas comment il va réussir à combler ce trou béant, que les agios creusent irrémédiablement. Il découvre une palette de cartes multicolores associées à des enseignes de supermarchés ou autres parfumeries, boutiques de prêt à porter. La tête prise entre ses mains calleuses, il ne comprend pas les cachoteries de sa femme à qui, elle le sait bien pourtant, il ne sait rien refuser. Le vertige le gagne,sa découverte ne peut que représenter la partie émergée de l’iceberg …Sueurs froides, et silence ; il ne veut pas savoir, il continue de se taire en observant ses simagrées. Il cherche dans le petit appartement les objets de son délires, il a été marqué par le nombre de sacs à main achetés en un mois, il n’en découvre aucun. Il est perdu, ne comprend rien.

Gilles et Zohra ont maintenant noués des habitudes. Ils se retrouvent à l’heure de l’apéro dans un petit troquet du centre ville. Au petit guéridon, au coin de la terrasse, ils sont seuls au monde. Leurs regards aimantés, les premiers frôlements sur le paquet de cigarette ou la carafe d’eau dont ils se servent tour à tour, il se livre tandis qu’elle hoche la tête en l’encourageant à en dire toujours davantage. Bientôt, elle saura tout de lui. De ce pouvoir immense qu’il offre sans détour, elle répond par de piteux poncifs entendus la veille chez Mireille Dumas ou autre émission de psychologie de cuisine diligentée sur les ondes. Ils décident même un jour d’appeler une ex star du porno qui règle en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, les relations les plus alambiquées. Zohra prend de l’importance aux yeux du déterré, qui n’a pas encore eu le courage de révéler l’amour qui purifie son âme, au contact de la belle. Elle n’a jamais été si heureuse, se sent investie de cette mission à haute valeur ajoutée ; lui, l’a prend au sérieux en écoutant ses conseils, elle comprend son malaise qu’elle sait traiter mieux que les psys de pacotilles, ces affreux gourous qui ne savent qu’allonger la liste de ses médicaments.

Il a bien fallu qu’ils s’expliquent. Tandis qu’elle s’épanouit, la santé du mari périclite sans qu’elle s’en émeuve, c’est à peine si elle le gratifie maintenant d’un regard. Il est devenu transparent à ses yeux, utile, simplement auprès de leur enfant.Il attend que la petite soit plongée dans le premier sommeil, pour exiger de sa femme des explications au sujet de sa nouvelle manie consumériste. Elle maugrée, fustige encore une fois le métier qu’il exerce, un job d’étudiant ! C’est lui qui n’est pas à la hauteur, elle n’est qu’une femme avec ses besoins, ses exigences. S’il n’est pas capable d’assumer ce rôle, qu’ils se quittent ! Comme il l’avait prévu, il ne peut que courber la tête, l’engager à baisser la voix pour ne pas réveiller l’enfant et poursuivre ses heures supplémentaires, pourvu qu’elle ne se fâche pas, pourvu qu’elle reste encore à ses côtés. Il finit par s’excuser, lui promet d’être à la hauteur et avance un geste qu’elle repousse avant d’aller retrouver son lit pour suivre son émission favorite. Il reste seul, à la table de la cuisine.

Elle a tout de même réfléchi à cette situation inédite. Ce rôle essentiel qu’elle a joué auprès de Gilles ne peut pas perdurer, il ne mène nulle part. Sans situation, il vit aux crochets de ses parents, en occupant toujours la même chambre d’adolescent tapissée de posters de Bob Marley et Eminem, aux vieux scotchs jaunis.Elle lui dira pas plus tard que cet après-midi, qu’ils ne peuvent plus se voir, que leur relation éveille des doutes dans l’esprit de son entourage, qu’elle compromet ainsi son statut de mère de famille, qu’on commence à la regarder d’un drôle d’œil dans le quartier, que les conversations cessent bizarrement dès qu’elle apparaît . Elle se doit de penser à elle pour une fois. Il accuse le coup. Mal. Effondré, il quitte la table en titubant, sans toucher à sa tasse de café. Il rentredans sa chambre qu’il ne quittera plus, les yeux fixés au mur, les cachets à portée de main. Incompréhension brutale au moment même où leur complicité semblait une évidence. Il lui a tout donné, elle l’a rejeté, comme les autres, tous les autres qui ne l’ont jamais compris. Il ne sera jamais un homme, il est sans qualité.

Elle est allée chercher dans sa caverne d’Ali Baba, les multiples objets de son délire, amassés depuis des mois; avachi dans son lit de petit garçon, Gilles suit chacun de ses gestes, tente à nouveau d’aimanter son regard, comme avant, en vain. Le sien ne fait que glisser sur lui pour se concentrer sur le gros sac de voyage qu’elle a des difficultés à fermer.« J’ai fait tout ce que j’ai pu pour toi, ne m’en veux pas » murmure-elle tout de même avant de partir en fermant doucement la porte de la chambre.

Elle compose mentalement, au volant de la voiture, la lettre qu’elle enverra à l’animateur de l’émission qui a lancé la veille un avis de recherche : « vous avez vécu une relation inédite avec un proche de votre mari, racontez… » Elle n’a rien entendu de la détonation.

Assise au premier rang de l’église pleine à craquer, Zohra toute vêtue de noir, se berce en silence en fixant le cercueil de son amour perdu. Mater dolorosa dans toute sa splendeur, elle recueille le regard éteint des parents, le foncement de sourcils réprobateur des amis, l’étonnement mitigé des voisins et même le curé l’observe sévèrement. On se mettra à la juger,condamnant d’office son irresponsabilité face à ce garçon qui n’aura de sa courte existence que réussi à collectionner les ennuis, choisi les mauvaises personnes à fréquenter, raté sa vie. C’est seulement maintenant qu’elle réalise à quel point elle l’aimait, comment elle s’est attachée au regard unique qu’il était seul à savoir lui donner. La veille, son mari lui a remis sans un mot, la lettre signifiant la procédure du divorce qui s’entame.Il est là, avec d’autres amis, au sixième rang ; elle sent bien sa nuque rougir de trop d’accablement. Personne n’aura décidément rien compris à leur relation, elle a vu hier pour la première fois le corps nu du défunt qu’elle a revêtu du costume que sa mère lui a confié. Elle tenait à ce cérémonial intime, elle aura rempli jusqu’à la fin le rôle qu’il lui avait destiné, elle prend ça comme un cadeau, elle n’est fautive en rien. Elle n’a pas su reconnaître son chevalier vivant, elle se doit désormais d’honorer son souvenir, qu’elle pourra enjoliverau gré de ses humeurs.

Elle a d’abord cru à une blague, lorsqu’on l’a contactée par téléphone. Son histoire intéresse ! Entre deux sanglots longs, elle en a révélé la suite tragique. Depuis, ils ne la lâchent plus. Ils assisteront anonymement à la cérémonie, car elle l’a exigé : pas de caméra ici mais la première interview aura lieu dans une heure dans leur petit troquet. Zohra, debout, se berce toujours et ses lèvres remuent du discours qu’elle prépare depuis deux jours. Une chance que le noir lui aille si bien au teint. Même si elle a du en parcourir des kilomètres pour enfin mettre la main sur ce pantalon-tailleur qui lui va à merveille. Dans un mois, elle se rendra dans la capitale, participera à l’émission dont elle est la fervente téléspectatrice depuis l’enfance. Tous les frais sont payés, les assistantes sont charmantes et savent poser les questions qui feront déferler sur les visages à l’écran les larmes fondatrices. Zohra, sans pouvoir l’expliquer, sait déjà que sa vie en sera bouleversée,elle s’est toujours sentie à l’étroit dans la vie étriquée qu’on lui proposait jusqu’ici ; mais, ça y est, les choses vont changer….


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