Magazine Journal intime

L'oiseau de nuit

Publié le 14 juillet 2009 par Ordalienoire

Certains sautent du haut des gratte-ciel, poussés par le vent, d'autres, plus rares, parviennent à glisser entre eux, comme des oiseaux voletant d'une branche à l'autre. Elle, c'est ce qu'elle fait. C'est une balerine qui danse sur des planches imaginaires, en équilibre sur un fil. Elle parvient à avancer sur la corde car elle ne regarde pas en bas, juste devant elle. Une funambule dans le noir, une seconde lune dans le ciel sombre au-dessus des buildings de la ville. Elle n'a même pas froid lorsque la neige tombe, c'est à peine si elle serre ses bras contre elle pour s'empêcher de frissonner. Le froid, elle aime ça, c'est sa manière de se sentir vivante, et les flocons, elle va les chercher, elle lève les mains au ciel et les recueille au creux de sa paume. Et lorsque ses doigts lui brûlent sous la morsure, elle sourit. Une certitude étrange, celle de savoir qu'elle est la seule à connaître le secret. En tenant son baton entre ses mains, en tendant ses jambes l'une après l'autre sur le fil entre les gratte-ciel, elle avance sans un bruit, et voir les autres tomber. Il y a un sourire, un rictus qui déforme son visage de poupée, à la vue de ces fantômes pathétiques qui s'accrochent à la rambarde tout en cherchant à poser le pied sur le vide au-dessus des ruelles. Eux, ils ne voient pas la lune,et sa jumelle dansante, ils ne voient pas la pureté tranchante des flocons de neige qui virevoltent et s'écrasent au sol avec indifférence. Certains les entendent rire, un rire moqueur et emprunt de méchanceté. Cela ne fait que les conforter à se laisser tomber des immeubles. Le sol, tout en bas, est jonché de cadavres, de corps désarticulés comme des marionnettes auxquelles on a coupé les fils, c'est un automne de feuilles mortes au pied des arbres de pierre, de métal et de verre, et ce même en hiver. Tous ces pauvres diables cassés, elle ne les compte même plus. Elle se venge du fait de voir le calme et le silence rompus par les confessions lassantes quils murmurent ou crient chaque nuit quand ils sont au bord du précipice. Toujours les mêmes mots, répétés chaque nuit par un fantôme différent qui a cessé d'exister à la seconde même où il s'enferme lui-même. N'est pas donné à qui veut la possibilité de sortir de sa cage, en particulier lorsque l'on s'enferme tout seul.

Tous seuls, comme des grands, ils s'embourbent sur des chemins que l'on a pourtant déconseillés d'aller s'y aventurer. Au final, le pas au-dessus du vide, c'est ce qu'ils cherchent, et méritent, et trouvent. Et la funambule, cette poupée qu'une main invisible remonte chaque nuit, en a vu assez de ces spectres larmoyants pour les prendre en pitié. Elle se rit de leur vie ratée, de leurs actes manqués, de leurs rêves brisés, et des seuls mots qu'il leur reste pour se plaindre. Des jours qui passent et qu'ils ne prennent même pas la peine d'essayer de rattraper, et des larmes qui coulent lorsqu'ils se rendent compte qu'il est trop tard. Assise sur sa corde raide, elle écoute leurs dernières paroles tremblantes avant de les regarder chuter sans bruit. On entend juste les coprs qui s'écrasent, et le silence engloutit tout, jusqu'au prochain. Il y a une valse incessante de ces morceaux de cauchemars lourds comme du plomb, et l'oiseau de nuit habillé de blanc les voit passer sans sourciller.

Elle se dit que, peut-être, ils cherchent à briser leur cage en la laissant tomber du toit des immeubles, et immanquablement, ils finissent par s'écraser avec elle. Ils croient que la clef de la porte leur tombera du ciel, ou que quelqu'un la leur apportera. Ils ne savent pas que la clef, ils la portent en eux, et que peu ont le courage d'aller au fond d'eux-mêmes pour la récupérer. Et d'autres le font, pour ensuite la jeter par-dessus bord sans même s'en rendre compte. Et l'oiseau rit avec la lune de les voir sangloter comme des enfants.

Cette étrange délectation, elle en l'a pas toujours eu. Elle criait après eux, avant, elle criait, essayait de courir sur sa corde, au risque de tomber elle-même, pour les rattraper. Mais ils restaient sourds aux cris, et leur mains glissaient entre les siennes lorsqu'elle essayait de retenir leur chute. L'horreur qu'elle ressentait alors a fait place à la résignation, puis à l'amusement, et enfin, la moquerie pure et simple. Il a fallu des siècles. Des siècles à les voir tomber comme des feuilles mortes en automne, ou la neige en hiver. Le cimetierre au pied des buildings a grandi, le tas de poupées cassées est devenu une montagne. Un jour, il recouvrira les immeubles, et touchera la lune. Le cimetierre des regrets deviendra énorme, gigantesque. Elle aura le temps de le voir grandir, et en attendant, elle continuera à rire. Rire de ceux qui ont perdu leur foi, leur amour, leur ami. Des confessions d'enfants gatés et capricieux dont elle a hérité. Ici, c'est le quartier de ceux qui sont trop faibles pour faire bouger leur vie et rattraper leurs conneries. Le Cercle de la paresse. Ailleurs, il y a peut-être d'autres quartiers ou d'autres villes, avec d'autres cercles, d'autres souffrances moins méritées et moins risibles. Mais pas ici. Ici, il n'y a que ceux qui s'emprisonnent eux-mêmes.

De plus en plus nombreux, ils viennent, parlent, pleurent, et tombent. La poupée-oiseau, debout sur sa corde, les regarde. N'a pas un regard du coeur pour eux. Juste un rictus qui exprime peut-être, au fond d'elle, le mépris et le dégoût. Elle ne les invite pas sur son fil car ils tomberaient encore plus vite. Elle les regarde juste tournoyer avant de s'écraser. Le cimetierre au bas des tours grandit, grandit, et atteindra le sommet des buildings, et touchera peut-être la lune. Elle, elle le verra, et lorsqu'elle n'aura plus de place, elle partira ailleurs, tendra sa corde entre deux autres immeubles et attendra la file des fantômes qui ne tardera pas à venir, prêts à tomber. Mais pas tout de suite.


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