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Chapitre 1 : Un billet "simple aller"

Publié le 29 juin 2009 par El_dominisuisso

Un billet "simple aller", ou
Tout a commencé ce jour…, ou
Comment j'ai atterri sur le "San Felipe"

Je suis natif de la ville de Bâle. Vous savez, dans le district des trois frontières : France, Autriche, Prusse. A Bâle se trouve l’unique pont qui vous permet de relier Constance à la mer en gardant le pied sec. Ce qui fait que Bâle est une ville très animée de nos jours.
Mon père y a un petit commerce (mais qui est renommé dans les trois pays environnants) et à ce titre j’ai eu l’avantage de voyager sur le Rhin pour les affaires de mon père. Ce qui m’a porté jusqu’à Amsterdam pour y séjourner parfois durant plusieurs semaines.
Là-bas, j’y ai appris d’une part la langue néerlandaise et d’autre part leur histoire et leurs coutumes… Comme je suis doué pour les langues, il ne m’a pas fallu beaucoup de temps me faire des amis. C’est presque un exploit, car sachez que le néerlandais ne se parle qu’aux pays bas (mêmes espagnols) et que tous sont très sensibles à la bonne prononciation du néerlandais, car cela s’entend très facilement que vous n’êtes pas natif néerlandais. Mais pas chez moi. Il m’est même arrivé de réussir à me faire passer pour un néerlandais, pour rire et pour voir si j’y arrivais.
Maintenant quand j’y pense, cette histoire me fait marrer et un petit sourire se dessine sur mon visage…
-Qu’y a-t-il donc de si drôle ? me demande le matelot accoudé à coté de moi.
Apparemment ça doit faire un petit moment qu’il m’observe en train de rêvasser au loin.
-Drôle ? Rien… Pourquoi ?
-Je vous regarde penser et vous avez l’air de rigoler en regardant au loin. Alors je demande ce qu’il y a de si drôle ? continue le marin.
-Je pensais au passé, rien de plus, je lui réponds.
-Ah, je pensais que c’était la voile à l’horizon qui vous amusait…
-La voile à l’horizon ???
-Oui, regardez…
Il pointe son doigt, ou plutôt son moignon de doigt, vers la gauche… En effet, il y a une voile, mais elle est bien au loin…
-Et ensuite ?  Si ça se trouve elle ne fait que passer, non ?
-Ah non, monsieur, elle nous suit, dit-il en continuant à tailler son bout de bois.
-Et comment le savez-vous ?
-Parce qu’elle est là depuis ce matin. Si elle passe, elle disparaît. Mais elle ne disparaît pas, donc elle nous suit depuis ce matin.
-Et que voulez-vous que cela nous fasse ? La mer est vaste et nous ne sommes pas seuls…
-Ah non, nous ne sommes pas seuls. En tout cas plus maintenant.
Je crois que ce matelot essaye soit de se jouer de moi, pour faire passer son temps, soit il tente de jauger ma perspicacité. Mais ne voyant pas où il voulait en venir, je le regarde d’un air interrogateur, sans prononcer mot.
-Ami ou ennemi ? me demande-t-il.
Je continue à le regarder pour finir par dire
-Que voulez-vous dire ?
-Cette voile là… Ami ou ennemi ? dit-il en pointant le navire à l’horizon avec le bout de sa lame.
-Comment voulez-vous que je sache ? Vous le savez, vous ?
-Non, mais je me demandais pourquoi vous avez souri en le regardant.
-Il n’en est rien ! Je regardais ailleurs…, je réponds.
-Hm, vous regardiez ailleurs… je me demande bien ce qu’il y a d’autre qu’une voile à voir, par ici.
Je préfère m’en aller. Je crois qu’il s’ennuie un peu trop et qu’il passe son ennui sur moi. Et je n’ai pas à me laisser importuner, j’ai payé pour être à bord après tout. J’aime mieux aller jouer aux cartes. Il y a un jeu populaire en Espagne que j’aime bien : El Primero. [Poker, mais oui…] Cela permet de faire passer le temps, car lors des traversées il y a beaucoup de temps morts où il faut -ma foi- s’occuper.
La vie à bord des navires est tellement monotone que beaucoup de voyageurs et marins ont rapporté des écrits et récits qui décrivent la vie à bord. Et si cela vous plaît, vous trouverez des tas et des tas de récits sur comment on vit, mange, dort, se lave, fait ses besoins, joue, chante et naturellement se dispute à bord d’un navire. Je me dispenserai donc dans mes récits de nous ennuyer avec ces détails. De mon côté je retiens plus particulièrement que c’est très, très long. Même quand on a bon vent.
* * * * *
Au matin je monte sur le pont pour voir où en est à voile de hier.
Surprise ! Elle s’est grandement rapprochée, car pendant la nuit ils ont doublé leur voilure. Ce n’est d’ailleurs pas juste une voile qu’on voit, mais déjà tout un navire.
Sur le pont règne une grande agitation. Les passagers et les marins sont très remuants et tous occupés à ne rien faire, et à le refaire. Les marins plient les cordages pour la sixième fois et rangent encore et encore le matériel. Quand aux passagers, ils vont de l’avant à l’arrière du pont, regardent à l’horizon, échangent quelques mots, reviennent sur leurs pas… Etrange agitation.
Je décide d’aller trouver le capitaine, car d’expérience je sais qu’il y a beaucoup de rumeurs et de fausses histoires sur les ponts. Autant s’adresser à Dieu en lieu et place de ses saints… Alors je me rends vers le pont supérieur.
-Permission de monter sur le pont supérieur ?
-Permission accordée, dit le capitaine.
Je monte l’escalier pour le rejoindre.
-Que se passe-t-il, capitaine ?
-Nous sommes suivis, dit il.
-Oui, je le vois, mais pourquoi tout le monde est tant agité ?
-Parce que nous sommes suivis par un bateau léger et armé alors que nous-mêmes sommes lourdement chargés et sans armes…, dit-il d’un ton grave.
Maintenant je commence doucement à comprendre…
-Et que comptez vous faire ? je demande déjà inquiet de la réponse, car je n’ai effectivement pas vu de canons à bord de notre navire.
-Que voulez-vous que je fasse ? Nous sommes lourds et lents, je ne dispose que de trois vieux fusils et six pistolets. Si ce sont des flibustiers, ils sont cinq fois plus nombreux que nous. Si ce sont des pirates, nous serons à deux contre un (passagers compris). Je suis capitaine de la marine marchande,  je ne suis pas amiral… Et si ce sont des corsaires, il n’est pas moins sûr qu’ils ne se servent (et comportent) pas tel des pirates. De toute façon, tels qu’ils sont venus, je les vois bien avoir été avertis de notre passage…
Le visage résigné du capitaine ne me rassure pas du tout. Je regarde le pont et je vois comme tout le monde tente de s’occuper l’esprit en attendant l’abordage. Que faire ? Les rejoindre peut-être ? Tel un lapin au clapier ?
 
-Pourrais-je vous demander votre longue-vue, s’il vous plaît, capitaine ?
Je veux au moins me faire ma propre idée de la destinée qui se prépare… Bien que le capitaine fait mine de prêter un objet intime il me remet son ustensile.
Voyons… trois mats, toutes voiles dehors. Fort gîte, donc avec le vent en poupe et effectivement en train de gagner du terrain de minute en minute. Au sommet du mat central le fameux drapeau noir. J’aurais crû que cela me prêterait une plus grande frayeur, mais pour l’instant ce n’est qu’un détail. Le navire est visiblement portugais, mais cela ne me dit pas grande chose. De nos jours les navires changent très vite leur propriétaire et donc leur nationalité. Mais l’équipage a pourtant aussi l’air d’être portugais. En principe les portugais n’attaquent pas les espagnols, mais il y a aussi des navires pirates portugais. Et l’attitude de ce navire n’est pas celle d’un ami…
Essayons d’apercevoir le capitaine, je suis curieux de voir à quoi ressemble un pirate…
Zut, ce n’est pas facile de viser juste, en étant sur le pont…
Où est-il ce capitaine ? Où est-il ?
Je ne le vois pas…
Mais…
Hein ? Mais qu’est-ce que… ??? Quel fanion est-ce cela ?
J’aperçois un fanion ! En d’autres circonstances cela serait d’aucun intérêt : Le fanion de « Jan Friedrich Fitzkoepke ». Ca alors !!! Un néerlandais qui serait à la tête de ce navire pirate ???
Il faut avoir fréquenté les marins néerlandais dans le port d’Amsterdam et avoir partagé leurs histoires pour connaître ce fanion, et le navigateur auquel il fait référence. Seul les marins néerlandais connaissent la signification de ce fanion. Pour d’autres marins il est sans valeur ou d’aucune signification.
Tout ne serait pas perdu alors ???  Si à bord du navire il y a des néerlandais, alors il me reste peut-être une chance… Du moins si j’arrive à me faire passer pour un néerlandais.
Si je vais au devant du navire qui nous suit je peux éventuellement négocier ? Finalement, je ne dois que convaincre le capitaine pour qu'ensuite tout l’équipage change d’avis, non ?
En tout cas je me dis que c’est mieux que d’attendre ici d’être abordé et liquidé.
Je rends la longue-vue au capitaine.
-Capitaine, j’ai peut-être une idée…
Il me regarde, étonné...
-Quoi ? Leur servir du rhum pour qu’ils nous voient double ? Même à un contre un on ne pourra pas lutter. Ha h…
Le deuxième « a » n’est pas sorti de sa gorge.
-Est-ce que vous pouvez me mettre à disposition une chaloupe avec six marins pour rejoindre le navire pirate ? Je crois savoir comment les dissuader de nous attaquer.
-Pffff. Vous connaissez de vilaines grimaces ???
Le capitaine a l’air de ne pas me prendre au sérieux.
-Si vous préférez, je vais plier les cordages avec l’équipage.
Je vois le capitaine réfléchir. Il n’a aucune autre alternative, ni idée. Mais en même temps il sent que ma demande est très incongrue. Si il y avait une île dans les environs mon plan serait très prévisible, mais qu’est que je pourrais faire contre un navire pirate en pleine mer ?
Un long moment s’écoule pendant lequel le capitaine regarde fixement droit devant lui. Puis il finit par dire
-Bon, et si j’accepte, comment voyez-vous la manœuvre ?
-Il faut hisser le drapeau de la quarantaine et demander à entrer en contact avec le navire poursuivant. Ensuite vous réduisez la voilure, vous dessinez un arc pour ne pas vous éloigner, vous me déposez en chaloupe et vous attendez son retour. Ensuite vous mettez les voiles, et à Dieu va… Je demande juste que les marins soient des hispaniques, et uniquement des hispaniques.
-Hm… c’est tout ? Quelle autre surprise ou demande me réservez-vous ?
-C’est tout, je lui rétorque.
Il réfléchit encore. Et répond
-Bon, préparez-vous. Nous pourrons mettre la chaloupe à la mer dans vingt minutes.
Je vais me préparer et je commence à chercher ce que je pourrai bien raconter aux pirates que j’allais rencontrer dans moins de vingt minutes…


* * * * *
La chaloupe mise à la mer je me demande toujours ce que je vais dire aux pirates ou comment les dissuader d’attaquer mon navire. On a bien réussi à leur faire comprendre aux pirates -par fanion interposé- que j’allais me rendre auprès de leur navire il a réduit comme nous sa voilure et s’apprête maintenant à recevoir la chaloupe dans laquelle je prends place.
Je vois que les marins qui m’accompagnent sont très nerveux, car ils rament comme des débutants. Au moins ça me laisse le temps de réfléchir… Heureusement que la mer n’est pas forte, car autrement on aurait des problèmes avec ces ploucs. Je m’attendais à mieux de la part de marins espagnols.
En tout cas c’était une de mes raisons de demander des marins hispaniques. Tant pis. Je suis plus sûr de mon second coup : Ils ne parlent pas néerlandais. Car je ne veux pas avoir d’autres intervenants que moi dans l’approche du navire pirate.
Mais si je suis seul à négocier, je suis aussi seul à forger une stratégie…
Notre chaloupe s’approche à portée de voix. Je ne sais toujours pas trop par quoi commencer. C’est difficile d’entamer la conversation en pareil endroit et en pareille circonstance… Pourtant je dois bien dire quelque chose. Mais quoi ?
A présent nous sommes presque tout contre le navire pirate, alors je lance (à ma propre grande surprise) :
-Dieu merci, vous voici…
-Dieu merci nous voici ??? C’est bien la première fois qu’on entend ça ??? répond une voix grave sur le pont.
En même temps j’entends des rires qui viennent d’en haut. Ils sont nombreux ! Il va falloir que j’improvise. Un peu comme aux jeu de cartes…
-Vous êtes néerlandais, d’abord ??? demande la même voix depuis le pont.
-Si on veut, qu’importe. Ce qui importe, c’est que vous me compreniez ! je continue.
-Mais… mais je ne suis pas sûr de vous comprendre… et je suis encore moins sûr que VOUS-même nous compreniez… Savez-vous au fait ce que vous vous apprêtez de faire ?
-Je suis plus que sûr. Puis-je parler à votre capitaine ? Ceci est de la première urgence !
-Ha ha ha ha ha ! Le capitaine fait sa sieste et il nous a confié la manœuvre. Je me vois mal le réveiller sans lui annoncer combien d’or nous avons pillé !
-Je vois, je vois... Combien valez-vous, chacun d’entre vous ?
-Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ? demande le gars sur le pont, étonné.
-Ben, si vous voulez annoncer au capitaine combien d’or vous avez gagné, il faut additionner -vous savez : ajouter-  la valeur de tous vos marins pour obtenir la somme. Eh oui, je m’apprête à vous sauver tous. Donc, vous êtes combien, et vous valez combien chacun ? Dès que nous aurons terminé le calcul nous pourrons réveiller le capitaine.
Là je dois dire que j’ai joué un peu gros. Pour peu que les gars la haut soient un susceptibles, j’aurais vite fait de finir en chair à pâté. Mais bon, à quelques heures près le résultat serait de toute façon le même, alors…
-Huh ???
-Permission de monter à bord ?
-Permission d… ?!!?  Ben faisons comme si…
Je monte à bord. Enfin, je monte maladroitement à bord. Les échelles à corde ce n’est vraiment pas mon fort. Là au moins je fais l’unanimité entre les espagnols et les pirates qui me regardent. Tous s’amusent à me voir grimper le long de l’échelle tel un plouc. Et une fois arrivé sur le pont je fais signe à la chaloupe qui m’a amenée de retourner auprès de son navire. Puis je me tourne vers mon interlocuteur de tout à l’heure, pendant que l’équipage ricane encore.
-Bon, je vois que vous n’avez pas trop fait école. Ecoutez… il est bien clair que vous vous apprêtez à attaquer ce navire marchand, et il semble bien évident que rien ne peut vous en empêcher… Alors expliquez-moi ce qui peut me pousser à venir ici, chez vous, à vous provoquer en néerlandais, si ce n’est que j’ai une véritable bonne raison de le faire… Hein ? D’ailleurs… qu’est-ce qui vous empêche de me fourrer votre sabre bien profond dans ma grande gueule, hein ??? Alors, s’il vous plaît, si vous et votre équipage tenez un tant soit peu à la vie, allez me quérir votre capitaine. Et sinon, allez boire un verre avec les marins du « De Zambetwe » en attendant que l’eau coule sous les ponts…
Là il faut savoir que n’importe quel marin néerlandais préfèrerait être conchiée sous le cul de Satan plutôt que de boire un verre avec l’un des marins du « De Zambetwe ».
Il serait bien trop long de vous conter ici toute l’histoire du « De Zambetwe », mais sachez que l’histoire de ce navire a placé autrefois tous les pays bas dans l’effroi. Si ici on promet les galères aux enfants, là-bas on les menace avec le « De Zambetwe ». C’est donc un mythe profondément ancré dans l’inconscient collectif néerlandais et c’est bien là-dessus que j’ai bâti ma stratégie.
Devant la pâleur de mon interlocuteur je devine que je parle au capitaine lui-même. L’équipage est silencieux et ne rigole plus.
Je crois qu’il se laisse prendre à mon numéro d’authenticité, ou du moins m’accorde-t-il le bénéfice du doute. Car logiquement, si quelqu’un s’adresse à vous en néerlandais sans accent, c’est qu’il est donc néerlandais. Il fait donc parti de la « famille ». Faut-il aussi savoir que les néerlandais sont de vaillants marins et qu’ils parcourent les mers depuis bien plus longtemps que les portugais ou les espagnols… Ils ont donc bien plus d’histoires et de références que les espagnols ou les portugais, vous imaginez bien. En l’occurrence, si je vous dis « De Zambetwe », vous ne savez pas de quoi je parle. Mais dites ce nom à un néerlandais, et vous le verrez devenir blanc comme de la craie…
-Ecoutez mon brave (qui feinte ne pas être le capitaine), je n’ai rien à perdre. En naviguant sur ce navire espagnol maudit, je courrais à ma perte. Si Dieu m’a envoyé un navire néerlandais à ma rencontre, c’est parce-que je ne suis pas destiné à mourir sur ce navire du diable. Et si vous êtes venu à moi, c’est que ma destinée est différente. Maintenant, prenez ma vie et prenez ce navire… je n’ai rien à predre, MOI !
Le capitaine me regarde avec des yeux bleu couleur acier. J’ai l’impression que son regard sonde le fond de mon œil pour savoir quel jeu je joue. Le regardant je me dis que lui aussi doit jouer aux cartes. Je vois sa respiration faire gonfler sa veste ; il est visiblement irrité. Mais si jusqu’à présent il paraissait être un idiot assoiffé de sang (et d’or), il me semble quand même apercevoir une lueur de réflexion dans ses yeux… J’ai l’impression qu’il m’accorde le bénéfice du doute. C’est vrai quoi… quel idiot se ferait porter auprès de son bourreau pour lui faire face plus vite, si ce n’est pour une bonne raison… ? Et quel autre idiot prendrait le risque de courrir le même sort qu'un marin du "De Zambetwe" ?
Finalement, il se détourne de moi et crie les ordres pour changer de cap et mettre les voiles.
Je reste là, sur le pont, à les regarder manœuvrer, ne sachant pas si je dois savourer ma victoire ou si je venais de sceller définitivement mon sort.


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