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La vengeance du poulpe

Publié le 23 août 2009 par Cochondingue
A 11 ans, Garance était déjà presque une femme. Elle se vantait de tout savoir sur le sexe pour avoir souvent coursé et embrassé de pauvres garçons dégoûtés d'être englués de force dans ses filets de bave. C'était une grande gigue aux grands bras, au grand nez et à la bouche si proéminente qu'elle semblait lui avaler le visage. Elle était vite devenue le cauchemar de tous nos camarades de classe. Certains s'étaient même mis à l'athlétisme ou à la boxe pour pouvoir lui échapper. En vain. Garance était un poulpe qui ne reculait devant rien. Elle avait établi son quartier général dans les toilettes et attendait ses victimes patiemment avant de leur tomber dessus.

Je ne sais pas pourquoi elle s'était attachée à moi et pourquoi je restais avec elle. Peut-être parce que nous étions toutes les deux des parias au collège, elle ado lubrique et moi gamine maladivement timide.

Un jour, m'examinant de la tête aux pieds, elle déclara que ma poitrine avait bien poussé. J''étais secouée par cette annonce, persuadée que jamais, non jamais, je n'aurais de seins. Ou peut-être seulement quand je serais devenue adulte, c'est-à-dire des milliards d'années plus tard.
Elle pensait me rassurer en ajoutant que les hommes adoraient les seins et que je pourrais bientôt me servir de cet atout pour les attirer comme elle dans les toilettes. Foutaises... Jamais je n'utiliserai mon corps pour séduire qui que ce soit. Je serais nonne dans un couvent isolé du monde, loin de la bestialité perverse de mes contemporains.

Peu avant la fin de l'année, Garance m'apprit qu'elle allait démménager.  Elle tenait à faire les choses simplement, pas de fête grandiose avant son départ et pas de crise de larmes, juste une petite babiole, un cadeau de départ.
- C'est-à-dire ? Lui ai-je demandé un peu perplexe.
- Tu vas passer faire la quête après les cours. J'ai calculé que si chacun donne 10 francs, tu pourras m'offrir le très beau stylo rose argenté que je t'avais montré.
- Je ne me vois pas du tout demander de l'argent aux autres... Je ne leur ai pas parlé de l'année !
- Il le faudra bien pourtant...

J'étais gênée, évidemment. Faire la quête pour Garance alors qu'elle était à 3 cm dans mon dos et observait tout ce qui se disait et combien chaque élève donnait, ce n'était pas une démarche qui semblait très naturelle.
Mais l'annonce du départ imminent du poulpe avait été prise avec une satisfaction mal dissimulée par les autres élèves, qui pour le coup s'étaient montrés particulièrement généreux. Peut-être aussi que la menace de représailles baveuses dans les toilettes avait contribué à augmenter le pactole.
Je me retrouvais avec une belle somme, qui m'embarrassait plus qu'autre chose.
- Tu vas aller m'acheter mon cadeau et me l'envoyer le 23 août, pour mon anniversaire.
- Mais pourquoi tu ne récupérerais pas l'argent maintenant ? Tu pourras acheter ton stylo toi-même  !
- Mais non, il n'y aurait plus de surprise !

Pour dire la vérité, je n'étais pas spécialement triste du départ de Garance et ce dernier épisode m'avait passablement agacée. Par flemme, j'ai repoussé et encore repoussé le moment de l'achat, si bien que je suis partie en vacances avec mes parents, les mains dans les poches.
Le jour de l'anniversaire de Garance approchait, ça je ne pouvais pas l'oublier. Je recevais deux ou trois cartes postales par semaine me rappelant que le 23 août exactement, elle serait heureuse d'ouvrir son paquet avec son magnifique stylo. Et que pour être bien sûre qu'il arrive à temps, il fallait que je l'envoie sans faute le 19 août.
J'étais prise à la gorge. Le magasin était à Paris et je me voyais mal contraindre mes parents à faire l'aller-retour pour acheter un stylo, fut-il le dernier lien d'une amitié déjà vacillante. Ma mère a dédramatisé en me proposant de lui offrir un de ses colliers, persuadée que pour Garance, il ferait très bien l'affaire.
- Tu ne la connais pas. Jamais elle ne me le pardonnera.

Elle qui avait mis tant d'ardeur à contrôler la quête, à débusquer les radins qui avaient peu donné, à les traquer et à les bloquer entre ses mandibules, en fin de compte, c'est moi qui l'avais trahie.

Malgré le collier de ma mère, quelques sachets de bonbons et une lettre où je suppliais Garance de me pardonner, je n'ai plus jamais eu de ses nouvelles. Je l'ai imaginée longtemps, cachée à l'angle d'une rue, ivre de vengeance, me sautant dessus et m'entraînant dans un coin sombre, la langue dardée vers moi, comme une épée monstrueuse et gluante. Et aujourd'hui encore, ce n'est pas sans crainte qu'à l'approche de toilettes publiques, j'accélère le pas inconsciemment. Je sais qu'elle est là, pas loin. Et je sais qu'elle ne rate jamais sa proie.

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