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Carnets de marche. 16

Publié le 29 août 2009 par Angèle Paoli


CARNET N.16

16.

     Elle glisse, glisse entre les immeubles de verre jusqu’à l’infini du ciel. Arrimée sur sa planche de vitre biseautée à sa taille, elle file, file dans le vent qui lui caresse la joue au passage. Elle descend, descend à travers la ville blanche. Elle ne sait si elle pourra refaire la route en sens inverse. Pour le moment, grisée, elle se laisse emporter par la vitesse. Au détour d’un virage, elle aperçoit la patte miniature d’un animal. Un éléphant grandeur nature qui l’observe de son regard liquide, embué de lumière. Elle frôle un grand lion ténébreux qui lui cède le passage puis rejoint la silhouette de ses enfants, elle, minuscule et lui, immense. Elle se retourne et lui fait signe. Ils vont à la plage, de ce côté-ci de la mer. Elle a beau faire, elle ne peut les rejoindre. Le sentier lui échappe et le temps a déjà changé. D’énormes vagues battent le rivage. La petite crique, à l’abri des regards indiscrets, conviendrait mieux à son attente. Elle glisse, glisse comme le petit bonhomme de « Jean Mineur publicités » sur son ruban filmique.

     Tu t’es réveillée tard ce matin, au-delà de dix heures. Il te faut une heure pour te préparer. Il est trop tard pour te lancer dans ta marche matinale. Tu as juste le temps de porter le pain sec aux ânes, en prenant garde de tailler des quignons pour chacun d’eux. Avec quelle violence ils se battent, donnent chacun des coups de croupe à l’autre pour l’empêcher de s’emparer du croûton ! Un troisième survient qui fait de même et c’est la guerre. Les trois sont au bord du précipice, le muret risque à tout moment de s’effondrer. Toi, tu regardes impuissante les étapes d’un drame dont te voilà responsable !

     Douceur de l’air ce matin. Étrange calme après la tempête d’hier. Des vents à couper le souffle, des gouffres blancs d’écume jusqu’à l’extrême horizon. Tu penses qu’il y a quelque chose de surréel à être ici, dans ce lieu de ton enfance, décor de pierre et de mer. Dans quinze jours, c’est Noël. Pourquoi es-tu là et non plus là-haut, dans les brumes où tu as vécu si longtemps ? Le marché couvert illuminé regorge de victuailles. Ici, tu as juste ta petite épicerie de village. Tu regardes avec tristesse les sapins de la supérette, blêmes de neige artificielle. Des visages surgissent, qui ont fait partie de ta vie. Tu peux les faire revenir à ta mémoire n’importe quand, tu peux imaginer le sourire de la crémière, ou la gouaille féroce du poissonnier ; tu peux les regarder vivre et travailler, comme si rien n’avait changé. Eux ne savent plus où tu es. Tu es partie sans laisser de trace. Tu t’es portée disparue.

     Installée devant la flambée de fin de matinée, tu écoutes Riccardo Cocciante. C’est la musique qu’il a choisie pour toi. Et toi, tu pleures, et tes larmes coulent en gros grains, en gros sanglots irrépressibles sur tes joues. Tu te sens broyée de nostalgie. Le manque de l’Italie se creuse en toi, te prend à l’improviste, te submerge. Tout un pan de ta vie noyé, emporté dans l’abîme. Tu iras, tu iras au printemps. Il le faut !

     Être ici, cela te renvoie à tout ce que tu as perdu. Tu sais pourtant que tout ce qui faisait ta vie n’était plus depuis longtemps, bien avant que le choix de l’exil eût été fait. Le passé refait surface par nappes mauves semblables à celles de la mer d’aujourd’hui. Les accents déchirants de la musique de Cocciante te lacèrent le cœur. Un cœur de midinette qui pleure sur elle, sur la vie qu’elle a laissée, sur la part d’elle-même qui n’est plus. Abandonnée où ? Depuis quand et pour combien de temps encore ? Elle ne sait plus. Elle se perd. Elle se sent traversée de méandres aux issues introuvables. Promis à quels ailleurs ?

     Le grand vent d’hier est tombé, la violence des rafales qui balayaient la mer s’est estompée. Le mugissement sourd de l’étendue noire s’est apaisé. Étrange cette sensation qu’elle a du rapprochement de la mer, de sa montée, de son inquiétante proximité, chaque fois qu’elle s’enfle et se gonfle. Les étoiles perçantes à travers les grandes embardées de nuages exaltants. Tu envies leur fluctuance, leur extravagance, leur ubiquité inconsolable. Leur force tranquille et décidée que rien n’entrave ni n’arrête. Tu penses à tous les exils. Et au tien, bien moindre que celui de tant d’autres. Sèche tes larmes. Il n’y a vraiment pas de quoi gémir.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


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