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Carnets de marche. 17

Publié le 31 août 2009 par Angèle Paoli


CARNET N.17

17.

     Elle est celle…

     Elle est en retard pour sa marche quotidienne, retenue au bar et invitée par son ami du carrughju. Elle est la seule femme pour le moment, excepté celui qui sert les cafés. Il y a quelques têtes connues dont elle ignore encore les noms. Peu à peu, les noms rejoignent les visages et le puzzle de son agenda personnel villageois se reconstitue. Ce qui ressort de ces rencontres, c’est qu’elle est connue, elle. Elle est celle qui marche et qui écrit.

     Elle annonce qu’elle est mamona depuis deux jours. Sa petite Colomba est née depuis lundi. La nouvelle ne va pas tarder à se répandre comme un feu de poudre. Ce nouveau statut joue sûrement en sa faveur.

     Tu te demandais si l’enfant qui allait venir serait vraiment un bébé. C’est vraiment un bébé. Un vrai bébé. Avec des menottes longues et fines, des oreilles bien ourlées, des yeux déjà ouverts sur le monde, un petit nez en trompette. Et une moue volontaire. Tu te sens fondre devant ce tout-petit qui te vient de ta fille. Il te tarde de la prendre dans tes bras, de sentir son odeur de nourrisson nourri au lait maternel, de serrer contre toi ce petit bout de future femme sorti du ventre de ta fille. Ta difficulté à concevoir cette idée-là autrement que par les mots habituels. Impossible d’aller au-delà. Une chose est sûre : l’enfant ne retournera jamais dans les entrailles d’où il est issu. Rebrousser chemin ne se peut. Remonter à la source oui, mais au-delà, le parcours devient improbable.

     Elle est en retard. Elle se gare à la Leccia, accueillie par le braiment pitoyable des ânes. Elle marche sur la route, dans une atmosphère douce, à dominante vert-de-gris. Nulle trace de soleil aujourd’hui. Seuls les reflets moirés de la mer signalent des espaces de lumière. Les échancrures de la côte se dessinent d’un trait sûr, sans la moindre ombre d’écume.

     Tu penses à Ficajola, le hameau abandonné au-dessus de Minerviu. Tu n’as pas encore réussi à le localiser. C’est un nom de ton enfance, du temps de tes aïeuls. Tu arrives à Linaghje. Le hameau détruit au XVIe siècle. Rayé de la carte par les troupes de l’amiral Doria. Tout ce passé meurtri, tombé dans les oubliettes de l’histoire.

     Tu marches vite. Ton cœur est léger aujourd’hui. Tu es heureuse. Pour la première fois depuis si longtemps. Tu ne penses à rien de précis. Tu te laisses porter par ton propre rythme. Écouter ton pas, sentir la légèreté de tes pieds, la souplesse de tes genoux. La route est déserte. L’enclos est fermé. Tu te diriges vers le chêne. Tu t’appliques à construire ta marche sur de menus rituels. Tu regardes la branche clé de fa sans comprendre. Le sac à duvet a disparu. Il ne reste qu’un ruban. Unique trace de son ancienne présence. Ce matin, le sac à duvet a été coupé, séparé net de sa branche. Cette découverte t’inquiète. Je sais à quoi tu penses. Tu penses ce que tu as toujours pensé. Tu penses que ce sac, confectionné dans un bout de tissu ficelé, est un véritable gri-gri, destiné à attirer le mauvais œil sur la personne qu’il est sensé reproduire. Elle guette la route. Elle se sent vue, surveillée, épiée. Les yeux masqués du maquis, invisibles comme les chèvres qui s’y abritent. Tu cherches des yeux la dépouille du sac à duvet gri-gri cra-cra. Tu ne vois à tes pieds qu’une touffe de duvet, une boule compacte de fils enchevêtrés. Tu ne vas pas la ramasser tout de même ! Tu ne vas pas fourrer ça dans ton sac ! Tu voudrais trouver l’enveloppe, avec ses yeux de clown et sa bouche peinte. Tu tournes autour de l’arbre sans rien voir. Tu te laisses glisser le long du talus. Peut-être, en prenant du recul, vas-tu trouver ce que tu cherches ? Voilà, il est là, caché sous une masse d’épineux. Le voilà, ton sac à duvet gri-gri cra-cra, ce qu’il en reste. Il gît, décapité, éventré au milieu des feuilles de chêne. Tronqué par le geste violent qui l’a arraché à sa branche. Je me baisse, je ramasse ce qu’il reste, nombril entortillé de ficelle, yeux, bouche peinte, ventre ouvert, bout de ruban cra-cra.

     Tu considères la dépouille avec consternation.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


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