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Carnets de marche. 18

Publié le 01 septembre 2009 par Angèle Paoli

18.
     Avion. Vastes étendues enneigées, plissements pliocéniques des montagnes. L’île vue de haut. Disparition. Elle perçoit les limites de ce qui commence, de ce qui finit. D’autres géométries surgissent, organisées avec précision. Mamelons, ravinements, langues d’écoulements, bassins de réception. Elle cherche des yeux la trace minuscule des skieurs, des randonneurs perdus, attirés par le vertige des cimes. Les étendues glacées sont lisses, vierges de toute présence humaine. Un volatile fuselé, blanc de la même blancheur que la neige, déchire le ciel à basse altitude. Elle envie la liberté agile de cet avion miniature qui trace sa route paisible et silencieuse au-dessus des pics.
     Tu penses à d’autres paysages, à d’autres voies, à d’autres appels. Aux grandes dunes du désert, à Djanet où d’autres vivent, dans le même temps où toi tu remontes vers le nord. Petits villages endormis au creux des vallées. Le blanc mousseux des nuages, celui de la neige ou des dunes, d’un mousseux tout différent. Les maisons de pisé encastrées dans les murailles de schiste du Tassili Nedjar, aux confins des grands sables. Solitude des espaces où l’on croit pouvoir renaître. Illusoire projection vers un ailleurs inaccessible. À jamais.
     Tu revois ton amie aixoise, depuis longtemps perdue de vue, livrée aux silences de ton cimetière intérieur. La voilà rendue à sa jeunesse, le temps d’une nuit. Le temps de la perdre à nouveau au réveil. Pourquoi a-t-elle surgi cette nuit-là, justement ? Le jour de ton départ pour Paris ? Au réveil, tu te grises de calculs : quel âge a sa fille aînée maintenant, celle qu’elle a adoptée après la naissance de la tienne ? Et sa cadette, celle qu’elle a eue, quelque temps à peine après la naissance de la tienne ? Quelle différence d’âge entre la brune et la blonde, tes filles et les siennes ? Ton fils et le sien ? Tu revois les enfants, cet été-là, leurs jeux et leurs espiègleries, leurs farandoles et leurs fâcheries, leurs courses en pneumatiques sur les vagues. Cet été-là. Vous aviez loué une villa en bord de mer, de l’autre côté du Cap. Ultime résurgence de vies partagées dans la communauté aixoise de votre jeunesse. Que reste-t-il de ce temps qui te semblait hier si proche ? Aujourd’hui si lointain.
     Elle se dit qu’elle n’a pas très bien dormi. Sans doute la prise de bec de la veille avec sa mère. Elle est contente de s’éloigner pour quelques jours, de prendre du champ, et plus encore du nombre de jours qui va les séparer en janvier. Elle l’a laissé, lui, sa silhouette lourde et pesante sur la route. Elle en a eu l’âme lourde aussi, et le cœur déchiré. C’est sans doute cette tristesse-là qui l’empêche de goûter la plénitude de ce moment d’intense liberté. Elle se dit qu’il leur faut trouver. Trouver autre chose. Reconquérir ensemble une part de bonheur.
     Les villages ce matin, à l’approche de Noël. Les pingouins incongrus d’Albu, maladroits sur leur piste de simili-glace en simili-plastique. Nonza, elle n’a rien remarqué. Le village à lui seul est déjà une crèche. Elle s’efforce de retrouver le décor de Luri. Quelques guirlandes lumineuses en bleu et blanc autour de la fontaine. Le sapin géant de Saint-Florent. Les personnages pains d’épices d’Oletta. Pauvres Noëls de pacotille qui s’obstinent à vouloir ressembler à des Noëls nordiques, réduits à des « chromo » de cartes postales avec traîneaux pailletés et sapins. Une grande tristesse l’envahit, qui lui fait espérer que quelque chose d’autre existe. Quelque chose d’autre, un jour ! Il lui tarde d’être de l’autre côté de ce temps de l’avent qui a perdu son sens.
Les méandres de la Seine se déplient dans le soleil. Il fait beau à Paris. Elle respire du bonheur de se sentir soudain loin des brumes épaisses du Nebbiu, loin des pluies sombres qui balayaient le golfe, lourd de menaces contenues à grand-peine. Elle se demande si les premières neiges sont tombées sur le Cintu. Il ne semble pas. Des rubans de fumée s’étirent le long des pentes des Agriates, qui renforcent encore l’impression de désert de cette région.
     Tout ce qui parasite ta pensée vient te distraire de la descente en toi-même, s’interposer entre toi et toi avec tyrannie et finalement te détourner de l’essentiel de ce que tu es. Tu te demandes si tout n’est pas au fond un moyen facile pour faire diversion. L’avion n’en finit plus de tourner au-dessus de la piste. Les ronds-points tournent, tournent en même temps que les automobiles. Combien de temps encore va durer cette ronde monotone et inquiétante qui te sépare de la terre et de la vraie vie ?
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


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