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Le jour où j'ai vomi

Publié le 02 septembre 2009 par Kranzler

Le jour où j'ai vomi

Tel que je me le rappelle, le mois d’avril 1992 a été très chaud à Berlin. Des pointes de vingt-huit degrés et quelques unes de mes meilleures soirées dans les bars à mecs et les saunas du quartier de Schöneberg. A l’époque, il n’est pas spécialement rare de me voir traîner à la station de métro Nollendorfplatz vers les cinq heures du matin : un peu défait, le cheveu encore mouillé, usé de partout et de partout– bref, pour moi ça roule.

Souvent, ces matins-là, je souris. Je souris parce que je sais que je vais rentrer chez moi. J’ai un lit parfaitement confortable qui m’attend dans une chambre au plafond très haut. L’appartement est « sturmfrei », c'est-à-dire que la locataire attitrée qui m’en sous-loue une partie est peu regardante sur mes activités. Elle, c’est Madame Schnitzler, la soixantaine et de magnifiques cheveux cendrés ; son vrai nom est von Schnitzler mais elle n’utilise pas le von. A Berlin Est, elle a été une sorte de Françoise Verny et cela explique qu’il y ait plusieurs milliers de bouquins dans l’appartement. Il y en a même un qu’elle a écrit, une histoire vaguement cochonne et en même temps très plaisante, bien ficelée. Accessoirement, Madame Schnitzler a espionné pour la Stasi, et ça je ne le sais pas encore. Elle a écrit noir sur blanc l’intégralité des conversations qu’elle a eues avec l’essayiste Rudolf Baro, pendant des années et sans avoir réellement le choix parce qu’elle avait peur qu’on lui prenne sa fille.

Mais c’est fini, tout ce sale merdier. Madame Schnitzler vit désormais dans un monde libre où le mouchardage ne se pratique plus. Chose qui aurait été totalement improbable avant, elle apprend le français en cours du soir, et s’il m’arrive de lui gueuler dessus certains jours c’est parce que c’est moi le prof. Au dernier cours, nous venons d’aborder le passé composé. Pour éviter que la leçon soit trop plate, j’ai fait écouter à toute la classe « Déjeuner du matin », qui est un poème de Prévert chanté par Dietrich et qui commence comme ça : il a mis le café dans la tasse. Comme ma mère s’en est toujours un peu étonnée, je n’aime que les vieilles actrices, voire les actrices mortes, et c’est une maladie totalement incurable.

Bref, tout ça pour dire qu’un matin tiède j’attends mon métro tranquillement,  après avoir joui,  rejoui et sans doute même encore une troisième fois pour la route – il faut bien ça, non ? La station de métro est tapissée de carreaux de faïence jaune poussin ; sur le banc où je me trouve assis, juste à ma gauche, quelqu’un a oublié un magazine : le dernier numéro en date de « Bunte », qui est une sorte de Paris Match en moins sanglant mais quand même merdique à souhait. Et, merdique ou pas, foutre de mes grands principes, voilà que je feuillette, voilà que je lis avec une certaine avidité puisque Marlène est en couverture. Un article de quatre pages, évidemment que je ne vais pas cracher dessus.

« Et puis un jour, Marlène décida que plus jamais on ne la photographierait » L’article commençait comme ça, et ensuite il racontait une histoire assez pénible. Celle d’un méchant photographe français qui, dans le courant de ce même printemps, avait réussi à s’introduire au 42 rue Montaigne pour prendre des photos de Dietrich dans son lit. Et ensuite l’individu avait contacté la rédaction de « Bunte » pour vendre les clichés. Et ce brave journal se vantait d’avoir acheté les négatifs, non pas pour les publier, bien sûr, mais pour les détruire. Je dois dire que de la part de ce torchon de luxe j’ai trouvé que c’était un geste assez élégant. Dietrich n’avait-elle pas dit qu’après avoir été photographiée à mort elle estimait ne plus rien avoir de montrable ?

Pour de bon, quelques jours plus tard, Marlène rentre à Berlin dans un cercueil plombé recouvert du drapeau américain, une claque cinglante pour sa ville natale qui ne la récupère que morte. Elle est enterrée un samedi matin, face à la tombe de sa mère, et  tout le long de la rue conduisant au cimetière des flopées de travestis en perruque blonde balancent des roses sur le corbillard, d’une seule main, tandis que de l’autre, comme dans la célèbre chanson, ils tiennent une lourde valise. Et le mardi suivant, vers les cinq heures du matin, toujours à la même station de métro, après avoir joui entre une et quatre fois, en regardant sur le même banc j’ai brusquement envie de vomir. Le même magazine, sans doute oublié par la même personne distraite. A l’intérieur, une dizaine de photos montrant Dietrich photographiée en chemise de nuit blanche sur son lit : elle a 91 onze ans, et il s’agit bien sûr des photos dont le torchon prétendait avoir détruit les négatifs. Ce jour-là, j’ai vraiment trouvé qu’il y avait des salopards pervers sur terre…..


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