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Carnets de marche. 20

Publié le 14 septembre 2009 par Angèle Paoli


CARNET N.20

20.

     Cet après-midi, ton désir de gagner la route est irrépressible. Tu ne sais trop si c’est le désir de marcher ou celui d’écrire, le désir d’être seule aussi. Sans doute les trois désirs conjugués. Tu quittes la terrasse au tilleul, laisses derrière toi le carrughju. Tu es aussitôt face à l’horizon. Vu d’ici, l’arrondi de la terre est déjà parfaitement perceptible. En face, droit devant toi, Nice, visible ces jours derniers, plongée dans un halo de brume aujourd’hui. Phil le marin dit que c’est une illusion d’optique. Une question de réverbération des montagnes dans la mer. Je le crois volontiers, Phil. J’ai confiance en lui et en son savoir qui tient aussi de sa belle expérience. Tu te laisses bercer par la lumière douce qui glisse sur les vallonnements des chênes et des oliviers. Le temps semble mort, inexistant, suspendu. Seule la beauté rend supportable cette immobilité. Une beauté pourtant excessive, crue, dure. Une beauté qui fait mal ! Les sonnailles des chèvres déjà. Le retour des chasseurs. Ils te saluent au passage, l’un après l’autre.

     Tu te penches sur l’à-pic. La mer est là, toute proche, à l’aplomb de la pente. Vert-de- gris, émeraude violine. Sur le muret du premier pont un objet insolite attire ton attention. Posé là sur un angle de pierre, cet arrondi culotté, est-ce un casque de la Grande Guerre ? Que fait-il là, ce casque minuscule, pour tête d’enfant ? Tu le retournes. Ce n’est qu’une casserole, sacrément cabossée. Rongée par l’humidité et la moisissure. Par quel hasard abandonnée là ?

     Tout un dégradé de violine s’étire sur la mer. Elle goûte sa solitude extrême dans cette extrême douceur. En cet instant précis et en ce point précis du paysage, elle aimerait être un oiseau et se propulser vers l’au-delà des monts. Les vagues montent à l’assaut des rochers, lèchent les écailles dures des écueils, puis retombent en lames farouches selon le même rythme. La Punta di Minerviu dresse ses arrondis et ses pics dans la lumière. Elle revoit les chèvres dispersées à flanc de montagne, chaque chèvre installée dans son trou, dans sa grotte, regards tournés vers le large. Leurs cornes dessinant des croissants de lune dans le ciel du soir. Soir de Nativité dans le dernier soleil.

     Hanging Rock (Australie). Pas de changement apparent. Le même persiste ici dans la permanence. Le soleil pourtant s’est éclipsé. Une langue de lumière pâle glisse le long des pentes jusqu’à la route. Tu accélères le pas, tu voudrais aller jusqu’au Mulinu di Pendente. En marchant vite, tu peux y être avant que ne tombe la première fraîcheur du jour.

     Elle arrive à hauteur de l’arbre à gri-gri cra-cra. Les dernières ficelles ont disparu et le chêne ne porte plus la trace de la liane clé de fa qui était enroulée à son tronc. La liane a été arrachée à son tour. Elle traîne un peu plus bas au revers du talus.

     Le mugissement régulier de la mer. Demain, elle prendra le sentier et descendra jusqu’à l’écrin vert émeraude. Le temps stagne, à l’identique d’un jour à l’autre. Elle se sent en état d’apesanteur. Elle flotte entre les deux versants de la route. De chaque côté, c’est le même entrelacement de lianes, le même fouillis de ronces, les mêmes amoncellements de feuilles desséchées, le même abandon de l’âme. Un coup de fusil troue le silence. Puis un autre. Un troisième encore. Un gazouillis d’oiseaux s’ébat dans la feuillée.

     La Tour d’Amour dresse sa silhouette dense, mise à nu par le déboisement. Il y a quelques jours à peine, tu étais là avec ta sœur. Elle n’était jamais montée jusqu’à la tour. C’est ce qu’elle t’a dit.

     Ensemble, elles prennent les sentiers et grimpent dans les sous-bois, longent les anciennes masures en ruines. Elle lui montre les arcades, les restes de cheminées. Elle lui raconte la mise à sac du hameau au XVIe siècle, par les troupes de l’amiral génois. Andrea Doria. L’incendie qui a fait fuir les familles jusqu’aux hameaux proches de Barrettali. Elle ne savait rien de tout cela. Ni elle non plus, d’ailleurs, avant d’habiter son hameau. Elle la suit partout où elle va. Ensemble, elles pourraient monter jusqu’au sommet de la montagne. Elle lui dit son inquiétude ; elle lui dit qu’elle est une aventurière et qu’elle prend des risques. Elle éprouve à son tour la magie du lieu, son « inquiétante étrangeté ». Elle lui reproche son inconscience et lui demande si elle n’a pas peur. Non elle n’a pas peur. De quoi pourrait-elle bien avoir peur ? Elle lui fait jurer de ne pas commettre d’imprudence, de ne pas attiser la curiosité des esprits du lieu. Elle l’emmène du côté des piani à découvert. Elle fait son plein de rondins de bûches comme d’habitude. Elles franchissent les barbelés, elles reprennent la route, heureuses de leur complicité de maquisardes. Elle essaie de contenir la douleur que crée en elle son absence.

     Et cette lumière qui tombe comme une nappe sur le téton du Cucaru, enserre les effleurements de roches ! Arbres défeuillés pris dans le coton de la brume. Ses photos d’Allemagne, prises ces jours derniers. Elle aime leur côté japonisant. Elle entend les explications qu’elle lui a données ; elle s’étonne de ces phénomènes météorologiques qui la subjuguent. Ils lui rappellent des choses vues en Asie, les pains de sucre du Vietnam plongés à mi-parcours dans les nuages, la tête émergeant au-dessus d’une mer floconneuse. Elle pense à elle. Elle sait qu’elle va la voir bientôt. Elle se retient de ne pas souffrir. La nappe de nuages glisse, silencieuse et paisible. Demain sera un autre matin.

     Elle se dit qu’elle aimerait être ailleurs, dans d’autres montagnes, d’autres froids. À Barre-des-Cévennes par exemple. Peut-être à cause de cette barre striée de crevasses parallèles, qu’elle n’avait jamais remarquée jusqu’alors, là-haut, sur la ligne de crête. Une odeur d’humus monte en même temps qu’une vague d’humidité. Elle remarque au passage un sac en plastique qui pendouille, entortillé à une branche. Ce n’est pas un gri-gri. Seulement une marque de chasseur. Un coup de feu troue le mugissement régulier des vagues. La chasse n’est pas terminée. Elle pense aux enfants déguisés dès leur plus jeune âge en chasseurs. Les enfants mâles, bien sûr. Encore un bout de tissus noué dans les branchages. Autant de signes dont le langage lui est inconnu.

     Elle s’habitue au bruit de ses pas sur le goudron de la route. Parfois, elle l’oublie. Elle oublie même qu’elle marche. Peut-être ira-t-elle jusqu’à oublier qui elle est.

     Elle croise Papo, au volant de son dodge, accompagné de son chien. Il la salue d’un geste de la main. Il va « aux cochons ». Odeur de terre remuée. Odeur de lisier. Il a dû ouvrir l’enclos. Elle l’entend qui lance des « Tchou ou ou ou ! » Un cri identique lui répond, qui monte de la mer. Les chèvres sont là, elles aussi, camouflées quelque part dans les taillis. Tous les jours les cochons à nourrir, tous les jours les chèvres à rentrer, à sortir, à traire ! « Tchou ou ou ou ! ». Elle quitte la route et grimpe le long d’un escalier ancré dans la murette. Elle s’agrippe aux branches des arbres, prend appui tantôt sur une pierre tantôt sur une souche. Elle s’arrime aux branches sèches qui se détachent, se rattrape de justesse, s’enroule dans des ronces invisibles qui s’agrippent à ses vêtements, à ses cheveux. Elle n’en revient pas de leur ténacité. Il faudra qu’elle pense à se munir d’une serpette. Elle finit par se hisser en haut du talus et se cache dans les fourrés, guidée par les sonnailles du troupeau. Elle s’assied sur un lit de feuilles. Elle sent la piqûre des bogues. Il va peut-être pleuvoir. Odeur de silence et d’éternité. Elle pense à Azzana, au village perdu au loin dans les montagnes, sous la neige. Elle est seule, loin de tout elle aussi, loin du monde. Elle attend. Elle attend le retour des chèvres et, plus loin encore, celui du printemps. Les chèvres prennent le chemin des écoliers, jamais elles ne se pressent. Elles tardent à se montrer au détour du chemin. Elle tend l’oreille. Des froissements d’ailes, des crépitements d’élytres, des pépiements d’oiseaux. Des battements de becs. Elle est encerclée de menus bruits. Un peu plus tard, tapie à nouveau dans d’autres fourrés, à hauteur de la Croix, elle épiera les cris de Papo rameutant son troupeau de chèvres. « Rra, rra ». Un corbeau lui répond. Les cris se précisent et s’enflent. « Tjgoé, oé, oé, oé… Wéa, éja ! Joé, tjoé ! Aië, aïe aïe ! aoj, aoj ! Waoé… » Deux gouttes de pluie tombent sur sa main. Le moteur du dodge s’éloigne. Les chèvres ne passeront plus. Il est temps qu’elle sorte de sa tanière. Il est temps qu’elle prenne la route du retour.

     Une belle lumière, tout en retenue, inonde le cirque des montagnes. Au sortir d’une courbe, elle traverse un ballet d’insectes qui dansent dans un dernier rai de soleil. Elle repasse sous Linaghje. Les arrondis des murettes viennent à sa rencontre, découvrent leurs marches moussues. Elle marche pour oublier que chaque jour ici ressemble à un dimanche. Elle marche pour oublier l’absence, toutes les absences. Le rythme de ses pas comme une lallation. Une odeur de feu de bois enjambe la route. Il n’y a plus que cela. La lumière, les bruits, les odeurs. Plus rien d’autre ne semble exister. Tout semble loin, comme effacé de l’horizon. Ou enfoui quelque part dans l’invisible de sa chair, sous sa peau, sous ses muscles. Elle se rapproche du ciel et des nuages, parfois, le soir, de la nuit étoilée. Toutes ces étoiles, ces milliers de minuscules lumières qui clignotent impassibles au-dessus de sa tête ! Elle frissonne, d’effroi et d’admiration. Tout tient, à longueur de jour, dans cette beauté insaisissable.

     Elle ne cotillonnera pas ce soir !

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


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