Magazine Nouvelles

Roman de Gare

Publié le 15 septembre 2009 par Sophielucide

Ecrire des romans de gare représentait pour l’écrivain raté que j’étais un bon compromis et reposait ma conscience ; j’en avais bien fini avec les questions existentielles qui avaient ruiné ma vie, petit à petit.  Je pouvais assouvir sans prétention aucune ce besoin bizarre d’écrire comme on respire sans pour autant endosser un statut bien trop lourd à porter pour l’usurpatrice que j’étais.  Je travaillais  pour une maison d’édition alimentant en littérature dite accessible  et facile à digérer une usine de distribution aux points de vente multiples, elle-même actionnaire d’une entreprise de chemin de fer privatisée depuis peu. Ainsi, en plus des émoluments corrects que je percevais pour mes romans, j’avais le loisir de voyager à ma guise  et gratuitement dans toute l’Europe. C’est  ainsi que j’avais conçu une nouvelle méthode d’écriture qui satisfaisait mon employeur sans avoir à déployer une imagination qui commençait à s’essouffler.

J’avais initié l’application de cette méthode inédite sans en avertir ma directrice littéraire ; il me fallait vérifier au préalable si elle tenait la route. Aussi, à la remise mensuelle de mon manuscrit, j’observais pour une fois les courbes de vente de ma nouvelle production avec  intérêt.  Je ne sais toujours pas si la parution coïncidant avec la période estivale  fut la seule raison de ce succès mais il m’encouragea à persévérer dans cette voie et bientôt je n’écrivis plus que de cette manière insolite. Lorsque je fus convoquée au bureau de la directrice des ventes et qu’elle me tendit un siège en me donnant du « chère amie », je sus immédiatement que cette méthode infaillible éveillait la curiosité de mes employeurs, qu’ils tenteraient de la connaître afin de la divulguer à mes collègues, forçats de l’écriture, compagnons de galère.

Une fois que j’admis que leur triste sort ne me concernait définitivement pas, je décidai de ne rien dire de ma façon de travailler.  Chacun sa croix et ses factures. Pour une fois que je pouvais m’enorgueillir d’être à jour avec mon loyer, de me payer le luxe des hôtels  deux étoiles avec petit déjeuner inclus, il me fallut quelques mois supplémentaires avant de me convaincre qu’il subsistait une chance que je ne finisse pas dans la fosse commune ou pire, sous un pont de Paris.

Six mois et autant de nouveaux romans  passèrent. Ma directrice revint à la charge et me présenta une alternative alléchante en renégociant le contrat qui nous liait. Cette fois, je n’avais pas le choix : à mon âge, moi qui n’avais toujours pas commencé de cotiser pour une retraite que je me défendais jusque là d’envisager, j’appréciais de me voir introniser cadre d’une entreprise certes totalement inconnue mais qui affichait un pourcentage de bénéfice à deux chiffres. Qu’avais-je à perdre dans l’histoire ? Pas grand-chose à vrai dire ; je réclamais, pour la forme, quelques jours de réflexion mais je savais déjà que je signerai ce nouveau contrat sans le moindre  remord. L’habile commerciale finit par sourire en gonflant un peu plus la partie fixe d’un salaire déjà plus que raisonnable, et je me mis à table.

«  Vous allez sans doute être déçue car je n’ai découvert aucune baguette magique et n’ai ingurgité sous aucune forme que ce soit une quelconque poudre de perlimpinpin. Mais puisque vous insistez avec tant de doigté, je m’en vais vous confier mon petit secret.  Voilà : puisque nos romans se vendent dans les gares et que nous bénéficions de cette opportunité de voyager à l’œil, autant se servir de ce matériau inépuisable à portée de main, n’est-ce pas ? … il s’agit, vous l’avez compris, du TGV.
-    Je vous demande pardon ?  Utilisez, s’il vous plait ce bon vieux tortillard pour vous exprimer, je ne vous suis plus, très chère
-    TGV : Textes glaviotés aux voyageurs !
-    Mais….Avec ce nouveau virus qui circule plus vite que la lumière, ne prenez-vous pas le risque de vous condamner vous-même ?
-    Ecrire comporte bien sûr une part de danger. Personne n’est à l’abri aujourd’hui mais je prends toutes les précautions d’usage, ne vous en faites pas pour moi.
-    Concrètement, vous procédez de quelle façon ?
-    Le plus simplement du monde. La phase d’observation est primordiale et se fait sur le quai. Tenez, je vais prendre un exemple ; vous vous souvenez de «  Gare de Lyon, dix-huit heures » ?
-    Comment l’oublier ? Notre plus gros tirage ….
-    Eh bien, je le dois, ce succès,  à une jeune femme dont j’ai depuis oublié le nom. Je l’avais immédiatement repérée, avant même de monter dans le train.  Elle embrassait avec l’énergie du désespoir son amoureux avant de fondre en larmes et de s’engouffrer dans le wagon.  Le hasard nous fit voisines  et je me mis en tête de consoler l’amoureuse en la laissant s’épancher sur sa relation  qu’elle m’avoua très vite adultérine.
-    Cette abracabrante histoire est donc vraie ?
-    Bien sûr ! La vie est bien plus imaginative que nous autres, écrivaillons. Et les voyageurs, plus que les autres, aiment à se voir héros d’une histoire qu’ils réinventent aussitôt qu’ils l’ont vécue ; c’est le propre des humains de posséder cette qualité dont je me repais avec avidité.
-    Tout de même ! Se livrer ainsi à une parfaite inconnue, voilà qui ne me viendrait pas à l’idée..
-    Lorsque vous voyagez, vous quittez l’espace-temps maîtrisé, vous vous installez dans une parenthèse propre à l’introspection ; si le « hasard » vous place face à une oreille attentive, parfaitement étrangère, alors, je vous assure qu’il n’en faut pas davantage pour décharger sur elle la somme de vos contradictions, de vos questionnements sans fond. Souvent, le voyage n’est pas assez long pour faire le tour de la problématique abordée par le voyageur. Combien de fois avons-nous du poursuivre la conversation au comptoir d’un bar obscur jouxtant la gare, je ne saurais le dire…
-    Vous savez que vous tenez là un sujet en or ?
-    Hé hé
-    Je vais préparer un contrat ; j’exige l’exclusivité de ce sujet, je vous fais confiance…
-    C’est-à-dire…
-    Oui ?
-    «  Roman de Gare » est sous presse, il sortira à la rentrée….
-    Non ! Ne me dites pas que vous tuez dans l’œuf cette mine à romans…Pas vous !
-    Ne vous inquiétez pas,  je publie cette fois sous mon nom, rien à voir avec les multiples pseudos dont vous m’affublez depuis des années…
-    Dehors ! Nous nous reverrons au Tribunal
-    Allons ! Restons calmes, ni vous ni moi n’avons besoin en ces temps de crise d’une si navrante publicité ; et «  Au diable et dans les pommes », j’en fais quoi ?
-    Donnez !  Vous êtes décidément trop coriace ! Disparaissez ! Je ne veux plus vous voir ! Plus jamais ! Désormais, envoyez vos épreuves par mail ; vous m’avez pourrie ma journée, j’espère que ça vous fait plaisir
-    Plus que vous ne croyez, je pars avec un nouveau sujet ; je vous l’ai dit, la vie est roman ! »


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Sophielucide 370 partages Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossier Paperblog

Magazines