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Reprendre la main

Publié le 04 octobre 2009 par Cecileportier
Reprendre la main
Vendredi soir, Nathalie a quitté son travail à 18H35, c'était un peu tard pour espérer arriver à l'heure à la maison. Elle a un peu couru jusqu'au métro, au niveau des tourniquets sa carte navigo ne s'est pas déclenchée automatiquement quand elle a passé son sac : c'était un livre qui s'était intercalé entre le cuir du sac et la carte.
Elle a attendu la rame, est montée, a attendu trois stations avant de pouvoir s'asseoir. Et puis ouf, une place s'est libérée, elle s'est assise, elle a soufflé.
Elle allait prendre son livre, elle en avait l'intention, mais la personne en face d'elle s'est penchée pour lui parler.
C'était une femme, jamais vu cette tête là. Une femme pas trop bien coiffée, avec un grand nez. Qu'est-ce qu'elle voulait?
- Elle a dit, mais c'était un peu marmonné : bonjour, je peux vous déranger?
Nathalie avait envie de répondre non mais ça ne se fait pas. L'autre a continué
- Alors voilà, je fais un blog littéraire, et dans le cadre de ce blog, j'ai un projet, c'est de demander aux personnes qui sont assises en face de moi dans le métro si je peux photographier leurs mains, et qu'elles m'en parlent. Vous voulez bien?
Quoi répondre? La femme a expliqué, l'air un peu embrouillé, géné.
- C'est juste les mains, on ne voit pas le visage
En même temps c'était marrant comme idée, et qu'est ce ça pouvait faire après tout? Puisqu'on ne voyait pas le visage. Nathalie a dit oui.
Elle a ouvert les mains, la femme s'y est reprise à deux fois pour prendre la photo, en s'excusant qu'elle avait oublié de neutraliser le flash et que c'était vraiment trop laid avec le flash, ça écrasait tout. Et puis après elle a montré la photo, ça fait bizarre de voir ses mains en photo, c'est un peu comme d'entendre un ami parler de vous.
Ensuite la femme a rangé son appareil photo dans son sac, et, tout en se mettant à chercher un peu fébrilement un bout de papier et un stylo, elle a dit :
- je vais vous donner l'adresse du blog. Et alors, qu'est-ce que vous avez à en dire de vos mains?
Alors là : colle.
Nathalie n'avait rien à en dire de ses mains.
Elles lui servent tout le temps, elles sont là au bout des bras, mais après, quoi?
Elle a haussé les épaules, souri, elle était un peu génée, elle avait peur que les autres écoutent, mais non, les autres n'avaient pas l'air d'écouter.
La femme a dit, pour l'encourager :
- Vous avez une alliance.
- Oui. Et Nathalie s'est mis à jouer avec, à passer le pouce sur l'anneau, comme pour vérifier. Elle a pensé à son mariage, à ses mariages qui s'étaient succédés sur son annulaire, deux alliances, une rangée maintenant dans une boite quelque part, l'autre en service. Elle a pensé à son mariage et au fait qu'en temps normal elle n'avait pas trop le temps d'y penser.
La femme lui a dit aussi :
- Vous savez, c'est marrant, vous avez présenté les mains paumes ouvertes, vers le ciel, et j'ai remarqué que ce sont surtout les gens qui se servent beaucoup de leurs mains, qui font du travail manuel, qui les montrent comme ça. C'est votre cas?
Nathalie a dit non. Mais elle avait envie de dire oui. Elle aurait aimé pouvoir dire oui.
Car oui, Nathalie aimait le dessin, aimait le dessin et dessiner à la folie, ce n'est pas qu'elle avait du talent mais elle aimait, cette concentration dans le trait, cette dissolution de l'esprit dans le geste, et ce que cela apportait de ... Comment dire? De liberté?
Alors elle s'est risquée, elle a dit :
- non, je ne fais plus rien, mais avant, oui. Avant, pour moi, oui, je dessinais beaucoup. Enfin, rien d'important, mais j'aimais bien.
- et pourquoi vous avez arrêté?
Nathalie a rigolé, elle a dit :
- je n'ai pas le temps !
Et l'autre femme lui a souri, lui a dit :
- Vous savez, moi non plus je n'ai pas le temps d'écrire. Mais je le fais. Et du coup, le temps s'ouvre.


(Dessin des mains de Nathalie par François Matton, qui a gentiment accepté ma sollicitation. Je ne pouvais pas me résoudre à bricoler moi-même quelque chose pour cette rencontre, car toutes les mains photographiées dans le projet A mains nues me sont des cadeaux. C'est ainsi que je les ressens. Il fallait que les mains de Nathalie, aussi, soient un cadeau. Et celui là est vraiment très beau.)


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