Magazine Journal intime

Messages clos

Publié le 05 octobre 2009 par Thywanek
Je repensais à elle. Parce que je passe souvent à cet endroit. Ce carrefour sur cette avenue bruyante. Avec cette petite rue qui vient de la Seine. Je ne l’ai rencontrée que ce jour-là. Ce jour de début d’été. Avec du soleil. Peu de chaleur. Et beaucoup de vent. Trop de vent pour elle. Elle marchait au plus près des façades d’immeubles. S’appuyait à tout ce qu’elle trouvait à portée d’une main. Une canne dans l’autre. Ce petit bout de très vieille dame tremblante et entêtée. Grosses lunettes sur son petit nez rabougri. Une infinité de petits coups de griffes d’orfèvre sur son visage. Bouche ouverte et mâchoire crispée sur un souffle pénible. Elle avançait à tous petits pas prudents et saccadés sur ces jambes maigres. Elle arrivait au coin d’un immeuble. J’arrivais dans l’autre sens. Je commençais à distinguer ses deux yeux minuscules et affolés derrière les carreaux épais de ses hublots. Je fus d’un côté de la rue qu’elle devait traverser. Le vent déboulait encore plus vivement de ce couloir d’où les automobiles débouchaient pour s’ajouter au trafic de l’avenue. Je la voyais, agrippée à un mur, tournant la tête et se demandant comment franchir cet obstacle sans être emportée. Je traversai sans la quitter du regard. Elle me vit et tendant son cou dans ma direction, bredouilla quelque chose d’inaudible en fixant sur moi ses yeux usés d’une désespérance ordinaire. Usés comme tout son être de cette épreuve quotidienne qui l’amenait encore à sortir dans la rue pour des choses probablement nécessaires et tout aussi probablement inutiles. Parce qu’il y avait ce soleil quand même. Et cette chaleur timide. Si seulement il n’y avait pas aussi ce foutu vent. Lorsqu’elle comprit que j’allais l’aider elle prit sa canne dans son autre main et me tendit celle devenue libre. Je sentis sur mes doigts se serrer fébrilement les siens. Je passai un bras autour de ses épaules. Et nous entreprîmes la traversée de la rue. D’un signe de tête j’indiquai au voitures de s’arrêter. Je formais un rempart de mon dos pour empêcher le vent de la bousculer. Je regardais où elle plaçait chacun de ses pas. J’observais également son visage. Son regard. Une obstination désabusée où on pouvait deviner « Je suis encore là » et le « J’arrive » de la chanson de Brel. Je prenais mille précautions pour bien la soutenir sans lui faire de mal avec l’impression de transporter un lustre vivant tout tintinnabulant de ses cristaux et près de se briser à chaque seconde. Je sentais sur mon bras la pauvre force restante du sien assurer son appui. Cela dura quelque minutes. Lorsque nous atteignîmes le trottoir d’en face elle relâcha ma main et m’adressa un sourire un peu gêné. Je lui demandai si elle allait encore loin. Elle désigna de sa canne une porte d’entrée à quelques dizaines de mètres et me dit que ça irait. Elle dégagea doucement ses épaules de mon bras, me dit merci et reprit sa marche seule, se rapprochant de nouveau des façades pour se protéger. Je la suivis du regard pendant quelques instants. J’éprouvais encore dans ma main l’emprise de ses vieux doigts. Un mélange de merveille cruelle et de tendre tristesse fleurit furtivement en moi. Sans plus de manière. Me conservant un vague sourire. Me plissant les yeux sur la lumière estivale.
Je repensais à elle, parce que je passe souvent à cet endroit, que j’y suis passé ce matin, et qu’aujourd’hui en revenant chez moi j’ai pris le bonbon qui était dans ma boite à lettre.
J’en avais fait état en mai de l’année dernière. De cet objet insolite découvert un jour lors que je ramassais mon courrier. Ce jour où je me décidais à en parler je mentionnais que la friandise en question devait être là depuis déjà au moins un an. Possiblement deux. J’essayais des suppositions quant à sa provenance. Ai-je émis la possibilité d’une indifférence ? D’un geste inconséquent et farceur ? Y a-t-il des gestes inconséquents ?
J’ai jeté un coup d’œil presque chaque jour à ce bonbon, tapi au fond de cette boite. Pendant plus de deux ans. Sans le ramasser.
J’écoute toujours le premier mouvement de la symphonie Pathétique de Tchaïkovski que j’ai entendu je crois la première fois il y a plus de trente ans. Ce passage si puissant, si dense, ou la masse océane de l’orchestre s’ouvre en deux et engouffre l’âme jusqu’en ses cimes les plus effrayées et grelottantes.
Je connais par cœur le colin-maillard du Petit Bois de Saint Amand.
Et « Wish you were here ».
J’ai en mémoire, indéfectiblement, la java titubante de cette clocharde, un lointain soir d’hivers, sous la serre décorée pour Noël d’une grande gare de chemin de fer, et qui braillait sa chanson, de sa voix calcinée par l’alcool, interrompue de hoquets d’où surgissait un prénom d’homme hurlé du fond d’une outre tapissée de sel.
J’ai des collections de regards lépidoptères dans des volées de fenêtres. Des épingles colorées qui ici et là font des plis dans certains pans de jours sortis des calendriers. Et je me penche de temps en temps pour découvrir encore s’il y a à lire. Ce qu’il y aurait à lire.
Je suis environné d’oiseaux incisés d’où gouttent des perles stridentes qui ressemblent à des cris de joies. Et il y a peu j’ai vu une grande marelle dessinée à la craie sur le large trottoir à la porte de l’immeuble où j’habite. Devant moi une haute dame noire en grand habit coloré s’en approchait. J’ai un instant imaginé qu’elle allait la franchir en sautant sur les cases de la terre au ciel.
Je compte et je recompte absurdement les poissons dysmorphiques qui me récitent l’alphabet idiot des bulles béates de l’incompréhension dépossédée. Défaite méthodiquement par des logiques obligatoires. Je m’abonne sans fin, sous la surface, à la fidèle discrétion du sens indécis que prononcent les bouches ahuries de ces luisantes babioles.
Je me remémore mon troupeau de coffrets presque vides. Aussi les poèmes appris studieusement, petits tracts métalliques accrochés au blouson par deux trois mots saisis pour en préserver la lettre. Aussi les livres d’histoires, d’Histoire, encore d’histoire, trompeuse, trompée, mirages et vérités du corps tout contenu. Tout retenu. Tout là. Ballant. A ne rien comprendre. Ou ne comprendre que comme s’il ne pouvait s’agir que d’une récompense au bout d’un essai, d’une décoration tardive au revers, et la nervosité nouvelle d’un contentement à peine reçu déjà tranché, tartiné, avalé.
J’ai donc ramassé le bonbon qui était dans ma boite à lettres.
Et je pense à vous.
Messages clos.
A vos existences sublimes ou ridicules. A vos insignifiances. A vos croix. A vos points. A vos traits. A vos transmissions silencieuses. A ce que je vous fais pour m’en approprier les enveloppes et, qui sait, ce qu’il y a dedans. Ou seulement, oui, le papier doré. Pour en fixer le théâtre éphémère ou juste le tableau sur lequel je ne distingue qu’une beauté murale. En attendant mieux.
Messages clos qui ne veulent rien. Indociles aléas. Qui invitent. Qui trahissent. Qu’on ignore et dont on se détourne. Qu’on ignore peut-être jamais. Nuées de rébus. Bain incolore d’une conscience qui nous émigre sous des formes qui restent dissimulées. A peine allons-nous en riant y pêcher quelques écailles pour nous en coller sur le front le talisman superstitieux afin de gagner l’autre rive d’une difficulté.
Objet ou non. Sans horaires. Qu’aucun sens n’a fécondé. A moins que ne l’occupe une dictée incomplète. Objet ou autre. Rien. Avant qu’on y croise le moment d’en accepter un signe ou son emballage. Parfois en en dévoilant l’arcanne limpide ou brumeuse, parfois en en tenant fermée la gangue commune ou singulière.
Messages clos. Risible marée de bouteilles. Bazard humain. Encrier derrière la lumière. Stock de rouages déclassés. Pièces détachées.
Tiens celui-là, que je le torde pour attacher mes pages. Et il ne se tord pas et mes pages se déforment.
C’est le profil de la vieille dame. Pourquoi devrais-je me souvenir de la jeune fille qu’elle fut ? Pourquoi me demanderais-je si depuis toutes ces semaines passées, depuis ce jour où je l’ai aidée à traverser cette rue, elle est encore vivante ? Fallait-il que je sente ce charme trouble et désolant de la cruauté ?
Eh quoi ! C’est la main malicieuse d’un gamin qui a glissé ce bonbon dans ma boite à lettre ! D’ailleurs ils sont deux. Ils se battent pour ce bonbon. Ils se le disputent. Et l’un d’entre eux le jette dans une boite au hasard. Et lance à l’autre : « Va le chercher maintenant ! » En rigolant.
Peut-être qu’il faut être seul à parler, finalement.
Libre d’histoire ?

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