Magazine Journal intime

Descente

Publié le 09 octobre 2009 par Thywanek
Nous retrouvons-nous au bord de ce trou sans oeil ouvert sur l’en haut indifférent. Au bord de ce trou sans œil, désert et atone. Ce gouffre dans lequel des milliers et des milliers d’orages ont précipité leurs eaux et leur foudre. Cette cavité, froide et sèche, où les sondes se perdent.
Orbite démesuré au bord duquel, souviens-toi, nous sommes venus tant de fois déjà nous pencher et dans lequel nous avons plongé des fils tellement longs qu’on aurait pu, avec, nouer les astres entre eux, tellement longs sans en atteindre le fond. Jamais.
Il régnait des contes ahurissants à son sujet. Rien ne s’y trouvait d’autre que son unique présence. Irrémédiable. Aucune clarté n’y pénétrait assez pour seulement qu’on y distingue quoi que ce fut. Son bord abrupt dissuadait d’en explorer les toutes premières profondeurs. A force de demeurer trop longtemps la tête au dessus de son ouverture on percevait, disait-on, un son indescriptible, une sorte de chant qu’auraient généré de sourdes vibrations, une plainte impossible à identifier, peut-être l’œuvre d’un courant d’air sur les reliefs des parois. Peut-être une créature tapie quelque part et piégée plus loin que n’étaient descendus nos filins, dans une anfractuosité, dans la boue qu’il pouvait y avoir dans le fond. Une créature qui mourrait là depuis des milliers et des milliers d’orages. Et davantage. On racontait aussi que ce son austère n’était en fin de compte que celui d’un écho vide dont le vertige s’emparait peu à peu des imprudents pour leur faire perdre l’équilibre et les happer.
Nous avons attendu des milliers et des milliers de pluies. Qu’elles puissent remplir enfin ce puits obsédant. Nous avons guetté les éclairs pour capter le peu que leur lumière furtive révèlerait de cette grande bouche sombre où leur passage trop rapide finalement nous aveuglait.
Entre les orages nous allions et venions. De nos contingences chronométrées à nos heures évasives dont la plupart nous ramenaient aux abords de cet abîme. Vains. Désarmés. Et nous imaginions alors ce que nous découvririons si un jour nous inventions un moyen de descendre. Nous étions encore enfants mais capables de remarquer que nous le restions à force d’entêtement. De ne pas comprendre pourquoi nous allions passer quelquefois des jours, ou des nuits, de si longs moments, tournant autour, nous inclinant au dessus de ce gosier monstrueux jusqu’à en entendre le chant voilé et venteux. Jusqu’à en être obnubilé, avec l’un l’autre, l’assurance que nous nous rattraperions mutuellement sil advenait que l’un des deux se penchât trop. De même de ne pas comprendre pourquoi nous n’irions pas. Les raisons ne manquaient pas. Nous échangions nos collections. Les laideurs qui nous faisaient fuir. Les absurdités qui jalonnaient nos présences au monde mécaniste et dont nous avons mis du temps à rire, du temps à mordre de rire. Si petitement furieux. Si misérablement en colère. Si maigrement triste. Nous fréquentions des sarabandes dessinées pleines de ventres criards, d’échasses cinglantes, de fripes haineuses et de poupées idiotes. Nous savions voir et il fallait refuser de tout voir. Pour que ça ne devienne pas tout à fait insupportable. Nous transformions ce qu’il était nécessaire de ne pas conserver tel quel. Parce que sinon nous aurions été étouffés. Rien ne semblait tenir, si tôt pourtant, qu’à un appel vers la terre et les vers auxquels nous prêtions les meilleures et les plus douces intentions. Les plus drôles aussi. Selon ce que nous souhaitions y voir enfouir et ronger. C’était facile.
Mais il y avait le cœur. Et ça, ça ne nous laissait pas en paix. Et nous avons crié souvent. Tu t’en souviens, oui, nous avons braillé à nous en évanouir. Nous avons hurlé certaines nuits au dessus du gouffre. Sans réponse. Une fois morte l’onde nerveuse et brutale de nos cris, le son de sirène fumante reprenait toute sa place, et nous, épuisés, nous tombions alors assis, juste au bord, et nous pleurions de fatigue et de quelque chose d’autre qui devait nous sembler heureux. Puis, de cet épuisement, il nous est arrivé de faire du sommeil. Nous nous endormions.
Nous descendions.
Plus tard, en suivant le radieux repoussoir des ombres, nous nous racontions nos trouvailles.
Nous avons rêvé de racines et de gangues glacées. De fontaines de roche d’où surgissaient des loups. D’un livre de terre au marque-pages fossiles. D’une rue démontée avec des mitraillettes. Il y avait eu une maison de verre aux chambres transparentes avec des cas d’amour dans toutes les géométries et toutes leurs mélancolies attachées en bouquets de doigts serrés. Il y avait eu des troupeaux de bovins dorés se reposant dans des marécages safrans. Une colonie d’araignées grondantes qui tissaient des échelles gluantes. Nous avons vu nos corps gisant dans la boue et geignant de tout en bas vers l’ouverture du trou que nous ne parvenions plus à apercevoir. Nous avons vu des armes. Chevauché des révolvers. Dégluti des pointes de flèches. Avalé de la poudre.
Quels âges avions-nous. Un jour, je m’en souviens, nous avons été si vieux que nos carcasses aux peaux pendantes nous ont fait mourir de rire. Nous caressions nos articulations comme si nous voulions en détecter les serrures. Nous grincions. Des fille vêtues de saules virevoltaient jusqu’à ce que leur lianes frôlent nos épaules, nos reins, nos sexes. Nous empoignions leurs chevelures mais elles ne laissaient dans nos mains que des chats à plumes qui nous tendaient des couteaux. Des généraux sanguinaires hurlaient alors des ordres et nous devions nous battre contre des vagues qui accouchaient de bandes de soldats suintants et contre des bataillons de marbre qui récitaient des prophéties.
Nous avons voyagé dans des coffres de voitures. Nous découpions des prières naïves dans nos épidermes bleus et nous les lisions à voix hautes pour ne pas qu’on nous oublie sur la route.
Nous rêvions de crânes et d’ossements. Et surtout de nos crânes. De nos ossements. Tu me prêtais un tibia. Je te prêtais une clavicule. Et nous nous rongions pour distiller l’invivable terreur de nos chaleurs émues. Nous enfoncions nos doigts sous nos occiputs aérés. Nous soufflions dans nos nez atroces et nous riions des sifflements obscènes que cela produisait. Nous comptions nos dents et quelques enterrements. Nous câlinions notre seul amour d’une paume abrasive.
Nous ne savions que le noir qu’il faut illuminer. Nous en étions sûrs. Il n’y a pas d’ombre à extraire de la lumière. Il n’y a que des fragments de lumière qu’on doit prélever dans le gouffre. C’est un tout autre travail. Aucune innocence ne peut l’accomplir.
Nous avons rêvé que nous étions des crimes. Pas plus criminels que nos complices rangés dans les cases des albums. Pas plus victimes que nos comparses anesthésiés de distractions.
Nous nous réveillions surpris. Nous pensions au risque que, dans les mouvements du sommeil, nos corps roulent trop près du bord du trou. Nous laissions faire. Nous nous racontions tout. Tentant de décoder. D’accord pour ne pas insister lorsque quelque chose nous résistait. C’était fréquent. Nous devinions que c’était mieux de garder de la lecture pour plus tard.
Nous apprenions à descendre.
Certaines frayeurs nous ont tétanisé. Nous troquions entre nous nos angoisses comme des sachets de drogue.
Nous mesurions nos progrès à l’aune de la peur de ne plus pouvoir remonter.
Nous nous sommes demandé combien de temps cela durerait. Nous l’ignorions. Ca n’a jamais cessé.
Nous nous retrouvions au bord de ce trou sans oeil ouvert sur l’en haut indifférent.
Tu te rappelles, dans le film, on nous parlait de discipline. S’ils savaient quel froid sévère et quelles blessures nous avons su endurer.
Avant de commencer à nous débarrasser de l’horreur. Avant de commencer à conquérir un peu de buvable rosée.
Avant de commencer à entendre les articulations qu’il y avait dans le son caverneux qui montait en lamento hypnotique. Avant qu’une toute petite voix veuille bien nous atteindre. Avant que son roseau volatile veuille bien enfoncer sa racine dans la boue du fond et pousser vers le haut, dans le vent, sa perplexe antenne.
Nous grandissions.
Nous nous retrouvons au bord de ce trou sans oeil ouvert sur l’en haut indifférent.
Nous avons dû apprendre. Un peu.
Alcool souffreux.
Comme un mal certain.
Un bien aléatoire.

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