Magazine Humeur

Mondes #4

Publié le 22 octobre 2009 par Didier T.
Ils les ont débarqués là, à l’endroit habituel, sur la plateforme supérieure de collecte centrale.
Encore de la chair fraîche. Ceux là, je dois les livrer avant dix heures. Je leur laisse les dix minutes d’isolement réglementaire. Ils ne sont pas entravés. Je me tiens derrière eux, assez loin pour ne pas les entendre, mais bien assez près pour les électrifier s’ils tentaient quoique ce soit, ne serait-ce qu’un geste équivoque, qui me semblerait équivoque. Ils connaissent les consignes, comme tous ceux qui viennent vivre et travailler dans notre Zone, la Huitième, la plus riche et la plus forte des terres du sous-continent.
La femme me tourne le dos. Sa main droite s’accroche fermement à la balustrade de fer ouvragé. Elle est très tendue, je le perçois clairement. Je prends note de cette information. L’homme se tient debout, tout contre elle, à sa gauche. Il ne peut qu’être aussi nerveux qu’elle, mais s’efforce de n’en rien montrer. Son bras droit s’allonge et entre en contact avec la hanche de sa femme. Il est plus grand qu’elle, d’une demi-tête. Je regarde le profil de son visage, que la faible lumière m’empêche de distinguer clairement. Je sais néanmoins qu’il est beau et jeune. Il colle sa bouche contre la tempe de celle qu’il va bientôt quitter. Il sait qu’il ne la reverra peut-être jamais. Si tout se passe bien, s’ils ont de la chance, ils se reverront dans plusieurs mois, ou dans plusieurs années. Il le sait, elle le sait, c’est la règle.
Le soleil naissant nous fait face et nappe la vieille ville vide dans un voile de brume nacrée. Pendant qu’il lui parle, qu’il la rassure, qu’il lui répète encore, et encore les mêmes mots, ceux qu’il lui a sans doute murmuré pendant le transport, elle observe l’étage supérieur de cette ville étrange. Elle n’a jamais vu tel assemblage de tours et de beffrois, de coupoles et de flèches. Cette harmonie d’édifices aériens transperçant le brouillard ne ressemble en aucune façon aux villes mornes, et plates qu’elle a connues. Le tableau lui paraît étrange et mystérieux. Elle aime le son de la voix de l’homme. Elle aime la chaleur de sa bouche contre sa peau. Elle sait qu’il va lui falloir enfouir tout cela au fond d’elle-même.
Ici, tout paraît toujours appartenir à d’autres mondes et à d’autres temps à ceux qui débarquent. Ils sont tous pareils. C’est mon métier de les convoyer en secteur industriel. Je fais cela depuis très longtemps. Je n’ai jamais rien fait d’autre que convoyer les débarquants. Alors je connais par cœur leur fonctionnement. Je connais leur peur de l’inconnu. Je connais leurs hésitations. Je connais leurs pleurs et leur souffrance lorsqu’ils doivent se séparer.
Mais la séparation des couples est l’article premier du Protocole. Ils l’ont Tous approuvé, et Tous sont volontaires. Ils sont volontaires parce que la vie dans leur zone est bien pire, croyez-moi bien pire, que celle qui les attend ici. Et pourtant, la vie que nous leur réservons est terrible. Ils forment les cohortes d’esclaves volontaires qui œuvrent, souffrent et meurent dans les ventres de nos villes, où se trouvent nos fonderies, nos centrales énergétiques, nos chaines d’usinage, nos déchetteries. Ils sont les légions invisibles qui permettent aux citoyens de notre Zone de s’alimenter et se vêtir, de se chauffer et s’éclairer, de se déplacer et de faire tout ce qu’il est nécessaire de faire lorsque l’on vit ici.
Les extra-zonaires qui arrivent ici savent tout cela, rien ne leur a été caché, ce serait contraire à l’esprit du Protocole. Pourtant, il est assez fréquent qu’au tout dernier moment, lorsqu’ils se trouvent sur la plateforme de transit et goûtent leurs derniers instants de liberté, juste avant de quitter définitivement l’ancien monde pour intégrer l’enfer que nous leur proposons, ils hésitent, marquent un temps d’arrêt, et songent à fuir. La plupart fait preuve de raison et se rend à l’évidence : ils sont allés trop loin, on ne les laissera pas pour rebrousser chemin. Mais il arrive que certains paniquent, et se mettent à faire n’importe quoi pour effacer leur terrible destin.
Nous ne pouvons pas le tolérer, car ils ont signé un contrat avec nous. Et ce contrat se doit d’être honoré. Je suis là pour cela : veiller au respect du contrat en réceptionnant la marchandise et en la convoyant au Secteur auquel elle est destinée, la plupart du temps un Secteur de travail, en s’assurant qu’elle arrivera en bon état. Je sais convaincre les débarquants récalcitrants sans les abîmer, afin de respecter les normes de qualité de la filière. C’est mon métier, et je suis un des meilleurs dans cette branche. Certains disent même que je suis le meilleur, mais les flatteries ne m’émeuvent pas et je préfère me concentrer sur le bon accomplissement de ma tâche.
Je sens que ces deux là ne me poseront pas de problème. Ils sont sans doute nostalgiques, qui ne le serait pas ? Ils sont terrifiés, c’est évident, mais ils ont l’air solide. Ils se parlent, ils se regardent, ils se préparent, c’est plutôt bon signe.
Je sors mon transmobile, et je les photo-capture. Je dois le faire, c’est dans la procédure. C’est cette image, multidimensionnelle et numérotée, qui témoignera de leur bon état de santé à leur arrivée en Zone Huit. Depuis que les marchés de transports d’esclaves ont été attribués aux compagnies de fret de la troisième zone, la qualité s’est excessivement dégradée. Les photo-captures servent de preuve en cas de conflit juridique et commercial avec les flottes de plus en plus négligentes avec la marchandise transportée. Elles servent également à surveiller le travail des convoyeurs, c’est de bonne guerre. Après tout, nous sommes des travailleurs sous licence, et l’Etat voit d’un mauvais œil les corporations trop libérales, qui pourraient échapper à son contrôle.
Pour l’heure, je surveille du coin de l’œil ce gentil couple dont la tranquillité me permet de savourer une pause matinale bien méritée sur la plateforme, après une nuit de convois, en admirant un des plus beaux panoramas de la Zone. Pour les récompenser, je vais leur faire un cadeau. C’est un petit truc rien qu’à moi, un petit écart au règlement qui ne viendrait pas à l’esprit de mes collègues plutôt bornés. Quand j’en ai deux mignons comme ceux-là, je leur laisse une image de photo-capture à chacun. Je ne prends pas beaucoup de risque et c’est ma façon de les remercier de ce moment de repos. Ils garderont un souvenir de leur vie ensemble, qui rendra leur vie un peu moins difficile quand ils seront en bas, dans leurs secteurs de travail respectifs.
Chacun dans son secteur de travail.
Car en bas, esclaves mâles et femelles ne sont pas mélangés.
Il y a d’autres endroits pour cela.
V#VPublié par les diablotintines - Une Fille - Mika - Zal - uusulu

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