Dans BD numérique, il y a "numérique"...

En matière de numérique, j'ai vu beaucoup de réflexions dans de nombreux domaines créatifs. Des gens qui repensaient le rapport à l'objet, la place de l'innovation dans notre société, les nouvelles cartes de la cité liées aux rapports sociaux plutôt qu'à la géographie physique, la création d'émotion et de poésie, la transmission de savoir, et j'en passe.

J'ai eu la chance, ou peut-être la malchance, de travailler d'abord dans le domaine du design numérique avant d'entrer par la petite porte dans celui de la bande dessinée. Chance ou malchance de vivre comme un généraliste qui se spécialise sur des projets divers : du cd-rom éducatif jusqu'aux dispositifs de musées en passant par des sites institutionnels, des cartographies de contenu pour des lieux d'exposition, des œuvres artistiques contemporaines, des objets communicants, etc... Chance ou malchance de cotoyer des designers, des programmeurs, des scientifiques, des professeurs, des illustrateurs, des scénaristes, des musiciens... Chance ou malchance de comprendre que ce qui correspondait au mot "multimedia", ce n'était pas l'addition de domaines les uns à côté des autres, mais les territoires qui se superposent, créent des échanges, et qui offrent de l'émotion, du savoir, de la découverte, du rêve.
Le numérique porte en lui cette mixité, cette diversité. Une espèce de méta-page blanche où l'on est en droit de définir ses propres limites et ses contraintes, de manière individuelle ou collective. Un endroit et une expérience privilégiée ou les frontières se font moins strictes. Une formidable opportunité de créer des intersections et d'en explorer les possibles.
Et si la bande dessinée numérique était conçue comme une expérience privilégiée ?
L'erreur du passé était de croire qu'on créait un sentiment d'immersion en ajoutant des interactions au clic, des animations et des sons sur des cases répondant à des codes traditionnels. C'était se planter totalement, et reléguer le numérique à une addition de domaines plutôt qu'à une exploration de ce qui est à la croisée des arts.
L'immersion est en fait déjà présente, elle n'a nulle besoin d'être créée par des artifices. Non seulement la moindre information sur internet est connectée contextuellement à des milliers d'autres, mais en plus le web tend à être présent dans notre espace quotidien aux travers d'objets mixtes et communicants. Nous n'allons plus sur le web, nous sommes entourés par lui. La première expérience de la bd numérique devrait être de faire comprendre qu'on ne vient pas vers elle mais qu'elle est potentiellement présente partout autour de nous.
La bande dessinée numérique devrait donc être envisagée comme une œuvre augmentée de tous le contenu contextuel qui existe et qui enrichit son univers. Articles, photos, musiques, jeux, situation géographique du lectorat, etc. Tout ce qui peut servir l'histoire et l'ambiance. Ne plus penser en terme cadres encadrés dans une planche, mais en terme de cheminement dans un territoire ouvert. En matière de numérique, l'espace délimité par la page est bien moins stratégique que l'espace où circulent les médias. Le passage d'une case à l'autre est aujourd'hui moins important en terme d'enjeux que le passage d'une information à une autre, voire d'un média à l'autre.
Le processus créatif lui-même doit être repensé : collage d'éléments issus de différentes sources, ubiquité de l'œuvre sur le réseau, re-formalisation du contenu pour des supports spécifiques, automatisations de certaines tâches, ... L'enjeux pour l'auteur aujourd'hui est de savoir comment son œuvre numérique peut tendre vers une sorte de flux continu pour le lecteur. Tous les moyens à sa disposition sont bons : micro-blogging, galeries, réseaux sociaux, etc...
Quelle forme peut prendre une telle bande dessinée ?

Et si on tentait d'y répondre ? Si on tentait d'explorer vraiment la partie numérique contenue dans le terme "Bande dessinée numérique" ?