Magazine Nouvelles

Les mots font l’homme

Publié le 03 novembre 2009 par Sophielucide

Je suis l’habilleuse d’un fantôme que j’aurais revêtu d’un habit de silence, munie d’une seule aiguille à tricoter. Grossière, mal adaptée. Les coutures craquent à chaque point sans croix ; l’insaisissable me fait perdre le fil. A force de loucher sur le chas, j’ai les nerfs en pelote. Pitoyable Pénélope qui n’a rien à tisser, qui n’a pas de métier.
Le patron, dissous par l’averse d’une colère passagère, a fini par se recomposer sur la table du jardin. Mais il ne ressemble à rien, ce n’est plus qu’un morceau de carton ondulé, aussi rigide que le souvenir.
S’en emparer du bout des doigts, lèvres pincées pour faire barrage au haut-le -cœur; laisser glisser le long de la tôle de la poubelle. Bruit mat après glissade qui s’éternise. La paroi encore mouillée retient la chute du papier grossier qui forme maintenant un double fond au réceptacle en recouvrant les feuilles noyées dans un liquide jaunâtre qui finira par l’absorber. Lentement. D’abord par les côtés qui se recroquevillent : l’eau ronge le carton qui se consume comme s’il brûlait, sauf que l’odeur émise n’a pas l’âcreté de la fumée mais une doucereuse amertume s’en dégage quand même.
Besoin irrépressible de finir le travail : remplir encore de papiers le conteneur gourmand. Contempler les mots qui s’enchevêtrent enfin et se dédoublent. Les phrases se superposent. Les mots s’agglutinent sous une couche grasse qui offre un effet-loupe des plus surprenants. Quelques unes semblent résister. Etaient-ce les meilleures ? Celles qui restent gravées ressortiront ailleurs ? Pourvu que non !
Psalmodier, un mégot aux lèvres, un ersatz de prière pour accompagner l’ultime parcours d’une idée qui n’aura pas vécu.
Si, d’une pichenette, le bout incandescent atteignait sa cible et embrasait le tout, alors Dieu existerait.
Même pas ! Pour seule consolation, ce bruit de succion, grotesque. Risible. Comique. Je contemple le chef d’œuvre en faisant claquer le capot de mon briquet. Ecouter le gaz qui s’en échappe par fractions et m’imprégner de cette perfection.
Je serai l’habilleuse qui aurait revêtu un fantôme d’un habit de silence.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Sophielucide 370 partages Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossier Paperblog

Magazines