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20 novembre 1989/Mort de Leonardo Sciascia

Publié le 20 novembre 2009 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours


     Il y a vingt ans, le 20 novembre 1989, mourait à Palerme l’écrivain sicilien Leonardo Sciascia.


     Né à Racalmuto, dans la province d’Agrigente, le 8 janvier 1921, Leonardo Sciascia est apparenté (tout comme Andrea Camilleri) à la famille de Pirandello. Il connaît très jeune une attirance pour l’écriture. Instituteur de métier, Sciascia est l’auteur de nombreux récits qui ont pour théâtre la Sicile, son histoire mouvementée, ses mœurs, ses violences. Les Paroisses de Regalpetra (1956), Oncles de Sicile (1958), Le Jour de la chouette (1961), Le Conseil d’Égypte (1963), À chacun son dû (1966), Le Contexte (1971), Todo modo (1974), Candido (1977).

     En 1961 sort en librairie Le Jour de la chouette (Il giorno della civetta), roman le plus populaire de Sciascia. Ce récit, apparenté au roman policier a été inspiré à Leonardo Sciascia par l’assassinat du syndicaliste communiste Miraglia par la Mafia, au village de Sciacca. Le plus ancien souvenir de la Mafia remonte, pour Leonardo Sciascia, « aux grands procès décidés par le préfet Mori, en 1927-28-29, contre le phénomène mafieux qui sévissait alors en Sicile. » Dans Le Jour de la chouette, l’écrivain s’intéresse à ce qui pousse quelqu’un à être mafioso. « C’est le sens de mon livre », déclare-t-il, « et tout compte fait, je crois que c’est un bon livre, même si je le déteste. »


EXTRAIT

     - Donc, proféra le brigadier avec une douceur paternelle, ce matin, comme d’habitude, tu es venu vendre tes beignets ici : au premier autobus pour Palerme, comma d’habitude.
     - J’ai ma patente, dit le marchand.
     - Je sais, dit le brigadier en levant les yeux vers le ciel pour implorer de lui la patience. Je sais. Je ne m’occupe pas de la patente. Je ne veux savoir qu’une chose ; tu vas me la dire et je te laisse tout de suite repartir vendre tes beignets aux enfants. Qui a tiré ?
     - Pourquoi ? demanda le marchand de beignets d’un air aussi intéressé que surpris. On a tiré ?
     - Oui. A six heures trente. Du coin de la via Cavour. Deux coups de chevrotines « a lupara », soit d’un calibre douze, soit d’un fusil à canons sciés… Aucun de ceux qui étaient dans l’autobus n’a rien vu. J’ai eu un travail de chien pour savoir qui était dans l’autobus ; quand je suis arrivé, tout le monde s’était envolé…Un homme qui vend des beignets s’est souvenu ― mais seulement au bout de deux heures ― qu’il avait vu au coin de la via Cavour et de la place Garibaldi quelque chose comme un sac de charbon ; il a même promis à sainte Fara un boisseau de pois chiches parce que c’est un miracle, se dit-il, que, rapproché comme il l’était du point visé, les balles ne l’aient pas atteint. Le receveur n’a même pas vu le sac de charbon. Les voyageurs, ceux qui étaient assis à droite, disent que les vitres semblaient avoir été dépolies tant elles étaient embuées… Oui, c’était le président d’une société de construction ; une petite coopérative ; il semblerait qu’il n’ait jamais pris d’adjudication pour une somme supérieure à vingt millions. Des petits lotissements pour maisons ouvrières, des tout-à-l’égout, des voies de communications intérieures… Salvatore Colasberna : Co-la-sber-na. Il était maçon, il n’y a que dix ans qu’il a créé cette coopérative avec ses deux frères et quatre ou cinq autres maçons du pays. C’était lui qui dirigeait les travaux, bien qu’il eût à leur tête, pour la forme, un géomètre-arpenteur, et c’était aussi lui l’administrateur…Ca marchait comme ça pouvait. Ses associés et lui se contentaient d’un petit bénéfice, comme des salariés…Non, il ne semble pas qu’ils aient fait de ces travaux qui se liquéfient à la première pluie… j’ai vu une ferme toute neuve défoncée comme une boîte de carton parce qu’une vache s’était frottée contre… Non…c’était l’entreprise Smiroldo qui l’avait construite ; une grande entreprise de constructions ; une ferme défoncée par une vache… Colasberna, à ce qu’on m’a dit, faisait des choses solides ; et, réellement, nous avons ici la via Madonna di Fatima, qui a été faite par son entreprise ; avec tous les camions qui y passent, elle ne s’est pas affaissée d’un centimètre ; alors qu’il y a d’autres rues, faites par des entreprises plus importantes, qui font le dos de chameau au bout d’un an… S’il avait quelque chose sur son casier ? Oui. En dix-neuf cent quarante… c'est ça, quarante, le 3 novembre dix-neuf cent-quarante... il voyageait en autobus, on dirait que les autobus lui portaient malheur, on parlait de la guerre que nous avions déclarée à la Grèce, quelqu’un disait : « Nous l’avalerons en quinze jours » il voulait dire : la Grèce, alors Colasberna fait ! « C’est donc un œuf ? » Il y avait un milicien sur l’autobus ; le milicien l’a dénoncé… Comment ?… Je vous demande pardon, mais vous me demandez s’il avait quelque chose sur son casier ; moi, les papiers en main, je vous réponds : oui… C’est bon, ça ne compte pas, il n’avait pas d’antécédents judiciaires… Fasciste, moi ? Mais quand je vois les faisceaux, je fais les cornes… Oui, chef, à vos ordres.
     Le brigadier reposa le téléphone sur sa fourche avec une délicatesse trahissant l’exaspération. « Ce type-là a été dans le maquis, dit-il. Il ne me manquait plus que ça, d’avoir un supérieur qui vient du maquis. »

Leonardo Sciascia, Le Jour de la chouette [Il giorno della civetta, 1961], Éditions Garnier-Flammarion, 1986, pp. 38-39-40-41. Traduit de l’italien par Juliette Bertrand.


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