Magazine Journal intime

94400 Vitry Sur Seine gravée dans ma mémoire

Publié le 30 novembre 2009 par Orangemekanik

 Je repense beaucoup à Vitry en ce moment. Comme avant. Y’a cinq ans. Quand j’y pensais tout le temps. Tellement… Qu’un jour, j’y suis retournée. Et que ça m’a complètement retournée. Parce que j’avais jamais pu oublier. Vitry. Jamais pu me sentir bien. Ailleurs. Depuis. Depuis qu’on avait atterri dans cette putain de ville de bourges. Avec son château et ses fils à papa. Ses petits fachos en herbe de père en fils de pute qui pensaient qu’à “casser du reubeu”. Sauf que moi, les Arabes, je pouvais pas être raciste. C’est eux qui m’avaient élevée, dans la cité. La cité !… Y’a que là que je me sentais en sécurité. Après, y’avait plus personne pour me protéger. Après, j’ai plus eu de vie.

On était arrivé à Vitry en 1973. Pour la naissance de mon petit frère. Avec ma sœur. Mon beau père. Et ma mère. J’avais neuf ans. C’était le début de la ghettoïsation. Les HLM étaient tout neufs. On était les premiers occupants de cette petite cité qui s’étalait dans le centre ville. Entre l’école primaire et l’Eglise. A une centaine de mètres de la rue Camille Groult où Rim’k du 113 allait faire ses premiers pas. Ca faisait comme un petit village, la cité. Où tout le monde se connait. Où y’avait de la vie. Dehors. Comme quand t’es en vacances. Et que tu voudrais jamais rentrer. Vitry, à part tous les dimanches où il faisait gris, on aurait dit qu’il faisait beau tout le temps. Et que tout durait plus longtemps.

On passait bien pour des français. Vu qu’on était de gauche. Lui, mon beau père, Bourguignon au cœur Savoyard, socialiste de père en fils. Avec une pointe de puritanisme de droite, quand même, j’dirais ; Educateur de son état. Look, ben… éducateur. Des années 70. Mais ça a pas beaucoup bougé depuis. Apparemment : pantalon velours marron grosses côtes, veste velours beige grosses côtes, sacoche en cuir, cheveux mi longs, « l’Equipe » et « Le Matin » à la main. Elle, ma mère. Moitié bretonne / moitié belge. Prof de violon. Enfin “Artiste/fonctionnaire/professeur d’éducation musicale “, pardon ! Grandes jupes mauves baba cool. Post soixantuitarde. “Peace and love”. Fan de Con Bendit et de libération de la femme. Je faisais pas de politique à l’époque. Mais le président, c’était Georges Pompidou. Et je savais qu’il était de droite. Comme De Gaulle. Côté gauche, au PS, les éléphants n’étaient encore que des éléphanteaux. Avec une toute petite trompe. Et à partir de la seconde, les AG des jeunesses communistes du PC furent les bienvenues pour sécher les cours. Le front national ne faisait encore trembler personne, mais un certain Jean-Marie commençait à se targuer de “dire tout haut ce que d’autres pensaient tout bas “. “D’autres” qui me faisaient peur en voyant même pas que le danger c’était eux. Les gros racistes épidermiques. Les franco français de souche. Blancs. D’origine blanche. Les adeptes de la soupe au lard.  D’autant que cette année là, en 73, la presse se déchainait sur les meurtres en série d’immigrés Algériens qui avaient eu lieu dans le sud de la France(1) suite à l’article “Assez, assez, assez ! ” du journaliste raciste Gabriel Domenech (2) qui avait suscité la haine. Autant dire que pour tout le monde, l’important, dans la cité, c’était la rose. Mitterrand président. Ca devait tout changer. Hélas, à la mort de Pompidou, l’année d’après, c’est Giscard qui est apparue dans les écrans. Au grand désespoir de tous. Et pour sept ans. Sept ans où j’ai cru que Vitry c’était pour la vie.

J’étais toujours fourrée au troisième. Chez ma copine. Chez elle, ça faisait comme chez nous. Avec une pièce en plus. Heureusement. Parce qu’ils étaient quand même trois fois plus nombreux que nous. Et sauf que c’était pas orienté pareil.  Elle c’était à gauche en sortant de l’ascenseur. Au troisième. Donc. Et de la fenêtre, on voyait l’école. Nous, à droite. Au deuxième. Et on voyait l’Eglise. Y’avait qu’un étage à monter. C’était pratique quand l’ascenseur était en panne. Car l’ascenseur était souvent en panne. Même à l’époque. Et même pour moi. Contrairement à ce que pensait Habib. Son frère. Puisque chaque fois qu’il me voyait dans la cage d’escaliers il me disait :

« Qu’est ce tu fous là, toi ? »

Je lui répondais :

« Ben je monte à pieds… Je vais voir ta sœur… L’ascenseur est en panne… »

Il ajoutait :

« Ah bon ?!… L’ascenseur est en panne ? Même pour toi ? »

Et il partait. Tout content. Tout ricanant. Tout fier de sa bonne vanne. Il faut dire qu’à l’époque, personne n’aurait parié que c’est moi, Caro, la petite bêcheuse française qui faisait du piano et de la danse, qui deviendrait clocharde. Mon père, le vrai, qui lui, était Allemand, et de droite, me voyait comme une future grande avocate. Plus tard. Mon beau père et ma mère, quant à eux, comme tous gauchistes qui se respectent, me voyaient mieux assistante sociale, tellement j’avais des facilités à approcher « ce genre de population ». Comme ils disaient. En parlant de mes fréquentations. Et je leurs répondais toujours : « tu peux dire Arabes, tu sais ? C’est pas un gros mot ». Mais bon. Arabes, c’était mal vu. Péjoratif. Tabou. A la télé, ils avaient même inventé un mot, pour pas avoir à le prononcer : Beur. Avec tous les jeux de mots qu’allaient avec. Et bon train. Toujours est-il qu’assistante sociale, j’ai du me tromper de côté. Déraper. Bifurquer. A un moment donné. Toute façon ils prenaient pas encore les psychotiques à c’t'époque. Dans le social. Seulement les névrosés. Je crois. Et avocate, si c’était pour être de droite. Et passer l’arme à gauche, comme allait le faire, de son plein gré, mon père, le vrai, quelques années plus tard, me prouvant ainsi que l’argent ne faisait pas le bonheur, autant rien faire. Bref…

Habib c’était la terreur. Il nous traumatisait. Sa sœur et moi. Faut dire qu’on faisait les quatre cent coups. Toutes les deux. Toujours fourrées ensemble. Bras dessus bras dessous. On était comme les doigts de la main. Inséparables. Au grand damne d’Habib. Et encore il savait pas tout. Ni qu’on fumait des cigarettes. Ni qu’on se maquillait en cachette. Encore moins qu’on allait à des boums où y’avait des mecs. Ou qu’on volait des 45 tours à Viniprix. Mais pour lui, j’étais le vilain petit canard. Je flippais à l’idée de prendre l’escalier. Et de le croiser. De passer le hall d’entrée. Et qu’il soit là en train de squatter. Quand les portes de l’ascenseur s’ouvraient, je priais pour qu’il soit pas dedans. Comme ce fameux jour où, comble de malheur, non seulement il était dedans. Mais on était resté coincé ensemble. Une bonne demi- heure. Avant que le gardien ne débloque la cabine manuellement.

C’était la première fois que je me retrouvais nez à nez avec Habib. La première fois qu’il faisait pas sa tête de méchant, aussi. Si je compte pas celle où il m’avait demandé c’était qui la très jolie fille qu’était passée chez nous dimanche ? Et que c’était la sœur de mon beau père. Alors je lui ai demandé pourquoi il me détestait ? Qu’est ce que je lui avais fait ? Il a ri. Insinué que je me trompais. Mais que je pouvais pas comprendre. Et que c’était pas de ma faute. Si je me rendais pas compte. Puis au bout d’un moment il s’est lâché :

« Toi ton bac, pas de problème : tu l’auras… »

Moi :

« Ah bon ? Tu crois ? … »

Lui, n’attendant pas la fin de ma phrase qui consistait à lui demander comment il le savait, justement, et continuant sur sa lancée :

« … et tu sais pourquoi ? »

Moi :

« Euh ?!… Ben non !… Pourquoi ? »

Lui :

« Parce que tes parents, ils te l’achèteront. S’il le faut… Même de gauche ».

Moi, toute fière de moi, et complètement imprégnée des préceptes pseudo gauchistes que mes parents prônaient à longueur de temps sur l’égalité des chances, la tolérance, la chance d’habiter en France :

« Arrête de dire n’importe quoi Habib. Le bac c’est gratuit pour tout le monde. Ca s’achète pas ! », avec un ton limite style « OuhOuh !!! Habib !!! On est en France !!! Réveille toi !… »

Dans ses yeux j’ai vu comme une lueur d’espoir qui s’éteignait. Comme quand tu viens de tout miser sur un cheval. Un tocard. Et que t’y crois. Mais que t’es le seul. Face à ma naïveté, il avait clôt la discussion :

« Ouais c’est ça… Et l’île aux enfants, c’est une vraie Île. Avec des vrais enfants!… »

Je voyais pas le rapport mais bon. Je m’étais tout de suite sentie moins grande. Bizarrement. Je savais même pas qu’ils la payaient, moi, l’école où j’allais, mes parents. Depuis que je m’étais faite lamentablement virée du public à la fin de ma première seconde. Pour indiscipline. Je savais juste que pour eux, « y’avait pas de sous métier, mais que j’avais intérêt à l’avoir, ce putain de bac, si je voulais pas finir caissière ou femme de ménage », et que moi je m’en foutais de leurs grands discours qui voulaient rien dire. Ou plutôt dire tout… et son contraire. Parce que je savais déjà que plus tard, j’aurais pas peur, sans eux. Sans mes parents. Même sans le bac. Même si un jour je devenais clocharde. Parce que ce qui me faisait le plus peur chez moi c’était justement eux : mes parents. Leurs phrases à double tranchant. Triple sens. Avec cette façon toute particulière de se croire crédible. Et cohérent. En plus de se croire pertinent. Leurs grands principes d’éducation faussement laxiste. Libéral. Basé sur le dialogue. Tu parles ! La cool attitude en façade ou l’art de jouer les gentils organisateurs par devant. Les adjudants en chef par derrière. Dans le privé. De gauche mais en trompe l’œil. Comme un faire valoir. Ou pour se faire mousser. De gauche mais Français avant tout. Surtout. De gauche mais c’est pas parce que t’es bouffi de belles idéologies humanistes qu’il faut forcément prendre au mot ces préceptes utopiques et idéalistes, voire simplistes, et les mettre en pratique dans la vraie vie. La gauche qui me fait mourir de rire aujourd’hui. Depuis que les bébés éléphants ont grandi. Et qu’ils sont devenus de droite.

Ce fameux jour donc, dans cet ascenseur qui ne repartait pas, quand Habib m’a demandé où j’allais, j’ai pas osé lui dire que j’allais à mon cours de math particulier. Alors j’ai menti :

« Je vais acheter des cigarettes. Pour mon beau père. »

Je savais pas que lui aussi, il allait au tabac. Et qu’en final j’allais me retrouver avec un paquet de Gitane sans filtre pour mon beau père, alors qu’il venait d’arrêter la clope et que moi, je fumais des Camel. Je savais pas qu’au retour, Habib me proposerait une des siennes. Qu’en plus il me l’allumerait. Et qu’il me ferait un clin d’œil. A ce moment précis quand la lumière s’est éteinte, dans la cabine de l’ascenseur, je pensais à tout sauf à mon prof de math. Qui m’attendait. Parce que je m’en foutais. Parce que c’était la première fois que j’avais pas peur. Coincée dans l’ascenseur. Dans le noir. Avec Habib. Et que si lui, du haut de ses 23 ans, il en avait rien à faire d’une gamine de 16 qu’il avait connue à 9 et qu’il avait vue passer de la marelle à la corde à sauter, du fermier dans son pré à l’élastique, et qui se promenait depuis sept ans bras dessus bras dessous avec sa sœur en chantant les Rubettes, les Bee Gees, ou Trust ; en passant par Imagination, Donna Summer, Michael Jackson, mais aussi « Je l’aime à mourir » « Rockollection », « J’ai le cœur grenadine »… J’en passe et des meilleurs, moi, ça me désolait de pas pouvoir lui dire que Casimir, ça faisait un bail que je le regardais plus guère que pour mon petit frère. Je savais juste aussi que ça servait à rien que je kiffe les frères de mes copines. Puisque même moi, ils me voyaient comme une petite sœur. Et que c’est ça qui me rassurait. De savoir qu’il pourrait jamais rien m’arriver. Dans la cité. Cette cité qu’on allait quitter. Six mois après. Et que j’allais jamais revoir. Que 25 ans plus tard.

1981. Mitterrand président ça devait tout changer. Je pensais quand même pas qu’on quitterait la cité. Vitry c’était la fête. Fontainebleau la défaite. Moi le 77 je m’y suis jamais faite.

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(1) 25 août 1973, à Marseille, le meurtre d’un conducteur de bus par un immigré Algérien fait les titres des quotidiens. L’éditorial de Gabriel Domenech dans Le Méridional met le feu aux poudres en appelant à la vengeance. Pendant plusieurs mois, des meurtres vont être commis dans tout le sud de la France. Une seule et même cible : des Arabes… Cette chasse à l’homme atteint son paroxysme le 12 décembre 1973 avec l’attentat du Consulat algérien. Bilan de cet été meurtrier : 50 victimes (…) Cela fait plus de 30 ans que ces évènements ont eu lieu. Qui s’en souvient ? Aujourd’hui, après plusieurs années d’attente, les archives judiciaires sont enfin ouvertes…Car ces exactions que l’on a longtemps oubliées peuvent être considérées comme une date qui marque une nouvelle ère politique et sociale : le racisme anti-arabe apparaît, l’engagement des immigrés dans la défense de leurs droits aussi….La première loi anti-raciste est même votée en 1972 mais, visiblement, ni les politiques, ni les Français, encore sous le coup de la décolonisation, ne sont capables de réagir face à ce déchaînement de violence…
 
(2) “Domenech est l’ancien éditorialiste du journal Le Méridional (droite extrême marseillaise). Ses éditoriaux violemment anti-immigrés et anticommunistes lui ont valu d’étrenner en 1973 la loi Pleven, loi destinée à sanctionner les délits de racisme. Domenech avait publié un véritable appel au meurtre dans son journal.

Le terrible éditorial de Gabriel Domenech :
“Assez, assez, assez ! “

“Bien sûr, on nous dira que l’assassin est fou, car il faut bien une explication, n’est-ce pas, pour satisfaire ceux qui refusent d’admettre que le racisme est arabe avant d’être européen. Et qu’il n’y a, finalement, de racisme européen que parce que l’on tolère, depuis trop longtemps, tous les abus du monde arabe… pour de basses raisons pétrolières. La folie n’est pas une excuse. Cet assassin-là, même s’il est fou (je dirai plus, s’il est fou), les pouvoirs publics sont encore plus gravement coupables de l’avoir laissé pénétrer sur notre territoire. Nous en avons assez. Assez des voleurs algériens, assez des casseurs algériens, assez des fanfarons algériens, assez des trublions algériens, assez des syphilitiques algériens, assez des violeurs algériens, assez des proxénètes algériens, assez des fous algériens, assez des tueurs algériens. Nous en avons assez de cette immigration sauvage qui amène dans notre pays toute une racaille venue d’outre-Méditerranée et se mêlant (pour leur malheur et ils le savent, et ils sont avec nous lorsque nous dénonçons le mal) aux honnêtes et braves travailleurs venus pour gagner leur vie et celle de leur famille… parce que l’indépendance ne leur a apporté que la misère, contrairement à ce qu’on leur avait laissé espérer. Hier, c’était un malheureux chauffeur d’autobus marseillais, qui a été la victime de la bête malfaisante que M. Boumediene nous a envoyée au titre de la Coopération. Encore un ouvrier, après des chauffeurs de taxi, des petits commerçants, des vieillards sans défense et des jeunes filles ou des femmes attaquées, alors qu’elles rentrent seules. Jusqu’à quand ? Et qu’attend-on pour faire quelque chose, nous le demandons une fois de plus ? Ne comprendra-t-on que trop tard, en haut lieu, que tout cela risque de finir très mal ? Et laissera-t-on longtemps les criminels gauchistes - comment les qualifier autrement ? - entretenir la haine du Blanc parmi les immigrés arabes… pour se servir d’eux et obtenir ce qu’ils souhaitent le plus : une ” ratonnade ” ! Leur rêve ! Car, dès lors, la France pourrait enfin être mise au ban des nations civilisées. Notre gouvernement est-il donc stupide au point de ne pas comprendre cela ?”

En l’espace d’un mois, 8 travailleurs immigrés seront assassinés dans le cadre d’une véritable campagne de ratonnade. L’un de ces immigrés sera abattu par un commando comprenant en son sein un gardien de la paix marseillais pied noir. Fort opportunément, il décédera en détention, annulant ainsi le procès que tout le monde attendait”.

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