Magazine Journal intime

Jules et Jim

Publié le 30 novembre 2009 par Orangemekanik

Pendant que Mohamed est sous sa douche, il ne se doute pas que c’est la dernière à l’eau froide qu’il va prendre. Que dans quelques heures, une eau délicieusement tiède, brulante, ou chaude au choix coulera de tous les robinets. Tant mieux. Malgré le beau temps, j’arrive pas à m’y faire.

Théo est à côté de moi. Il m’a fait boire de l’eau à l’envers. Cul sec. Avec une cuillère dans le verre. J’ai bouffé un sucre imbibé de vinaigre. Bloqué ma respiration. On a essayé tous les trucs de grand-mère. Il m’a même mis une araignée sous le nez pour me faire flipper. Une goutte d’eau dans le nombril. Y’a rien à faire. Mon système digestif ne s’est pas tout à fait remis de ses aventures de la nuit. Mon diaphragme a décidé de me pourrir la vie. J’ai le hoquet.

Quand Momo sort de la douche, Théo est en train de me masser le lobe des oreilles. Un ultime truc. Chinois. A ce qui parait. Momo n’est pas jaloux. Mais il n’apprécie que très moyennement ma complicité avec son meilleur pote. Le mois dernier déjà, quand il m’a mis de l’huile dans le dos, il ne m’a pas parlé pendant des heures. J’avais fini par me barrer. Prête à bondir dans le premier TGV. Direction Paris. C’était le début du printemps. Il faisait super beau. On avait fait un barbecue. Avec tout le monde. Nous. Thomas. Sandra. Les frères Bogdanoff. D’jeep. JP, quoi… Sa meuf. Y’avait même Noémie. La fille qui tourne autour de Mohamed depuis toujours. Rachid devait nous rejoindre dans la soirée. Momo et moi c’était tendu. On boudait chacun dans son coin. On s’adressait plus la parole. A 14h il s’était mis torse nu. Allongé sur le dos. En plein soleil. Sa peau était dorée. Chaude. Pleine de paillettes. Mais elle était très collée à celle de Noémie qui avait négligemment posé son poignet sur son bras. Par inadvertance… Heureusement que je ne suis pas jalouse. Hier encore il me disait que même seuls rescapés d’un cataclysme planétaire, elle et lui, ca se ferait jamais. Alors je les ignorais. D’autant que chaque fois que je comptais dans ma tête, il me regardait avant que j’arrive à « dix ». Elle pouvait lui faire des gratouilles, des chatouilles, des papouilles. Faire comme si j’étais pas là. Si elle voulait. De toute façon, j’étais plus là. A 14h27, j’en avais tellement rien à foutre qu’elle ait posé sa tête à elle sur son ventre à lui qu’à 29, je m’étais levée. J’avais tout débarrassé. En deux temps trois mouvements. Tout rangé. Tout classé. Tout nettoyé. Tout désinfecté. Une vraie tornade. A 15H48 tout était nickel. De la caravane au garage. Vaisselle. Balai. Linge. Tout était fait. Pile au moment où je m’étais dit : « S’il arrive avant 56, c’est qu’il m’aime », Mohamed était arrivé. A 54.

« J’allais sortir rejoindre les autres »… je lui fais.

Mais Mohamed a une autorité naturelle qui me donne envie de jamais résister. Comme un pouvoir. Une aura toute puissante. Plus forte que moi Quand il m’avait retenue par le bras, et qu’il m’avait emmenée au fond du garage, les autres, je m’en étais foutue. Finalement. Je pensais pas qu’il m’en voulait encore. Il voulait pas qu’on parle. Il voulait pas non plus que je l’embrasse. Il voulait juste que je le regarde. Dans les yeux. Ca me rendait dingue. S’il avait pas été en train de me baiser, je crois que je l’aurais violé.

C’est quand j’avais compris qu’il était toujours en colère que j’avais pété un câble. Quand il était parti prendre une douche. Sans rien me dire. Qu’il avait rejoint les autres. Et qu’il s’était rassis près d’elle. J’avais vu rouge fluo. Comme si je pleurais du sang. Dans le garage, y’avait toutes mes affaires. J’avais attrapé deux ou trois trucs vite fait. Au vol. Tout foutu dans un sac. En boule. En vrac. Deux en fait. Deux sacs. Et j’étais sortie discrètement par derrière. En faisant le tour de la maison. Bien décidée à faire du stop jusqu’à la gare. Partir dans l’autre sens. Faire le chemin. Mais à l’envers. Ailleurs. Une dame m’avait d’abord déposée à l’entrée de la voie rapide. Direction Toulon. Juste au moment où Rachid arrivait. Mais dans l’autre sens. Il avait encore la 205. A l’époque. Quand il a klaxonné, je lui ai fait un gros doigt d’honneur. Et je l’ai entendu mettre les gaz. Impossible pour lui de faire demi-tour avant Bormes les Mimosas. Tu me diras, une ligne blanche, c’est pas ça qui l’arrête, Rachid. Pourvu qu’on me prenne. Pourvu qu’on me prenne. Au bout de cinq bonnes minutes, un gars du Lavandou avait fini par s’arrêter. J’avais donc terminé le trajet dans sa R5 alpine pourrie qui faisait un bruit d’enfer parce que le pot n’était pas d’origine. Arrivés à la gare, quand il avait freiné, j’étais déjà dehors. Vite les trains au départ. Dans vingt minutes. Ok. C’est bon. J’ai même le temps de taxer deux ou trois clopes. A peine j’avais passé la porte principale de la gare, et que j’avais posé le pied sur le bitume qu’une voiture avait pilé devant moi en même temps que la portière passager s’était ouverte toute seule. C’était Rachid.

Il m’avait fait :

« Monte. J’ai pas envie d’aller jusqu’à Marseille ce soir »…

C’est vrai que la dernière fois, j’avais déjà fait ça. Sauf que j’étais montée dans le train. Tout ça. Mais j’étais descendue à Marseille. Finalement. Je m’étais retrouvée dans cette gare inconnue Sans un sou. Sans une clope. Sans savoir où j’allais dormir. Mais je m’en foutais. J’avais fini dans un train à l’arrêt. En partance de nulle part. Je sais même pas comment ils ont fait pour me trouver. Peut être parce que j’ai appelé Rachid. En fait. Un peu avant. Avec l’unité qu’il me restait. C’est le seul numéro que je connaissais par cœur. J’avais juste eu le temps de lui dire que j’étais à la gare Saint Charles. Il m’avait fait : « Putain tu fais chier Angie ». J’avais compris :

« Bouge pas j’arrive. »

J’avais demandé :

« Dans combien de temps ? »

Il avait répondu :

« Dans deux petites heures. Il est où Momo ? Tu veux que je passe le prendre ? »

J’avais fait :

« Non »

Il avait compris que c’était oui. Heureusement que j’avais pas pris un direct. Ce jour là. Comme il dit. Parce qu’il serait pas monté jusqu’à Paris. Cette fois. Il voulait dire « en si peu de temps… ». Je pense. La fois où ils étaient montés me récupérer à Paris, je les avais attendu plus de dix heures. 

Dans la voiture je lui raconte toute l’histoire. Théo. L’huile dans le dos. Même pas : sur les épaules. J’avais que lui sous la main. Sandra était partie chercher du pain. Et des bières fraiches. Avec Thomas. Et Noémie parlait avec Momo. Je lui raconte comment il m’a ignorée. Après. Narguée avec cette fille. Sa tête contre lui. Enfin sa tête…  Quelle tête ? Tu vas me dire ? Je lui passe les détails personnels. Toute façon tout le monde sait que Momo et moi, on baise tout le temps. Mais pas que. Attention. Des fois on parle. Aussi. On rigole. On délire. Rachid me dit qu’il comprend la réaction de Mohamed. C’est un mec c’est normal. Nous les meufs on est pire ? Moi j’aurais pas du tout aimer voir Momo se faire étaler de l’huile sur le dos par une meuf ? Si c’est une meuf qui part en vrille dès qu’elle voit un bout de sa peau comme moi quand je vois son cou… sa nuque toute bronzée, de la banquette arrière de la voiture… c’est clair. Mais là c’était Théo. Qu’est ce que j’en sais que Théo, ça lui fait pas ça quand il voit un bout de ma peau ? Ben parce que c’est Théo. Tout simplement. Et que ça se peut pas. Je lui explique que Théo, j’ai eu un mal fou à l’apprivoiser. Qu’au début, c’était pire qu’une rivale. Pire qu’une meuf. Pire qu’une ex à Momo. Pour moi. Qu’il voulait pas comprendre que j’étais là pour la vie. Pas pour lui piquer son pote.

« Ou alors il te voulait aussi ? », me coupe t-il.

« ???!!!… »

Rachid qui me parle de sentiments. Arlequin. C’est surréaliste. Ca doit être son quart d’heure coeur à l’eau de rose. T’en as qu’un par an? Arrêtes de te donner autant de mal pour avoir l’air méchant. Rachid. Je suis pas les gens

« Ils te l’ont pas dit qu’ils partageaient tout ? Surtout les meufs ? Qu’on les surnommait Jules et Jim ? Comme dans le film de Lelouch »…

« Lelouch ? T’es sûre que c’est pas plutôt Truffaut, Jules et Jim » ?

« Ouais. Truffaut c’est le dernier métro ».

« C’est vrai. T’as raison. Truffaut c’est « Le dernier métro ». Mais Jules et Jim c’est pas Lelouch. C’est sûr. Lelouch, c’est ChabadabadaUn homme et une femme. Pas deux hommes et une femme. Toute façon je suis pas « une » meuf… Moi !… Arrête de me comparer. J’aime pas. Entre Théo et moi y’a rien. C’est juste une copine. Momo il le sait très bien. Et Théo ? S’il le sait ? Lui ? Que cette fois c’est différent ?… Différent comment ? En quoi ? Sois plus précis Rachid. Mais si ! Vas-y. Lâche toi. Compare moi, même. Si ça peut t’aider… T’as jamais vu Mohamed comme ça ? Comme ça… comment ? J’ai envie de dire. Sois plus précis. Tu peux y aller. Me comparer à qui tu veux. On est dans une voiture là ? Ou dans un avion ? J’ai l’impression de planer. T’es à 180 ? Ah c’est pour ça que les autres ont l’air à l’arrêt. Avec la R21 tu pourras monter à 230 ? Cool. Le permis à points c’est qu’en juillet. Ca te laissera le temps d’en profiter un ou deux mois… T’es déjà en retrait de permis ? Tu peux monter le son s’teuplait. J’adore cette chanson.

<>

A ce moment précis, tout est à fond. Nous. Le son. La voiture. Le soleil. L’air. La vie. Peut être sans lendemain. Mais je m’en fous. J’ai tout repoussé à après demain. Si on croise vingt BM avant d’arriver, c’est que Mohamed m’aime. On est où, là ? La Londe ? Déjà ? Disons quinze alors. En comptant celles qui sont garées. Ralentis Rachid. Tu vas tout faire foirer. Et des fois j’ai besoin de réponses claires. Ok c’est bon. J’ai le compte. Il était temps. On arrivait. Si Momo me sourit, c’est qu’il m’aime. Il est pas là ? Merde. J’avais pas prévu. Ca ! Ca veut dire quoi ? Qu’il m’aime à moitié ? Entre les deux ? Je déteste les entre deux. Tout ce qu’est milieu. Panaché. Gris. Moyen. Poisson-chat. Tout ce qu’est modem, quoi. Pour moi c’est ou tout. Ou rien. Mais dans l’excès hein… Pas dans l’extrême.

« Il est parti te chercher », me lance D’jo…

« Avec Noémie », ajoute-il… Ouais c’est ça. Bien sûre. Vas-y Rachid, ramène-moi à la gare.

« Mais non avec thomas ». Ah ah. Sacré D’jo. Toujours aussi drôle. Ouais c’est ça : je vais faire du café.

Quand j’arrive dans le garage, Théo est là. Il me fait :

« T’étais où » ?

Je fais :

« A Toulon. C’est Rachid qui m’a ramenée »…

Y’a comme un froid. Des deux côtés. Comme quand les blancs gênent, dans une conversation. Que le vide met mal à l’aise.  le silence. Alors que d’habitude, on peut rester des heures sans se parler. Et être bien. Théo et moi. Je repense à ce que m’a dit Rachid. Et s’il avait raison ? Si c’était qu’un jeu entre eux ? Un numéro bien rôdé. Le coup du binôme inséparable. Complice et complémentaire depuis toujours. Le genre duo fatal qui se tape la bourre. Se pique la vedette. Tour à tour. Si tout ça n’était qu’un piège à filles ? Si pour eux j’en étais qu’une. Parmi tant d’autres. Il faut que j’en aie le cœur net. Mais comment aborder le sujet ? Je vais quand même pas lui dire : « Ecoute Théo, cette fois, Momo, il va pas partager ». Il va me prendre pour une autre. Alors je m’approche de lui. Je fais genre je vais l’embrasser. Pour vérifier. Il me repousse pas. Interloquée, je m’arrête. Le seul truc qui me vient c’est :

« Tu savais que les gens ils vous appelaient Jules et Jim, Momo et toi » ?

Il me répond qu’il s’en fout de comment ils nous appellent, les gens. Et il me sourie. Mais non. C’est pas Théo. C’est pas possible. J’ai du me tromper. C’est Rachid là. Pourquoi il m’a mis la tête à l’envers ? C’est pas le genre à parler dans le vent. Pourtant. Bon allez je retente l’expérience. Me rapproche. Mes lèvres touchent les siennes. Il se laisse bel et bien faire. Je me recule une deuxième fois.

Il me répète :

« Je m’en fous des gens, j’te dis »…

Rachid avait raison : y’a que pour Momo que c’est pas comme d’habitude. Ou pire. Que pour lui : Rachid. J’ai l’impression que tout s’écroule. Que le conte de fée devient un cauchemar. Théo n’est pas Théo. J’en reviens pas. Est-ce que j’ai bien fait de lui dire : « J’te préviens Théo : ça se reproduira pas », alors qu’il m’avait rien demandé ? C’est vrai. C’est vrai aussi qu’on ne refuse pas un baiser à une jolie fille. Que c’est pas très galant. Putain : il me la fait à l’envers. J’aime pas ça. A l’entendre on croirait que c’est moi qui suis venue le chercher. C’est moi ? Ok. Mais c’est Rachid… il m’a retourné le cerveau, et…

J’ai même pas le temps de finir ma phrase que c’est lui qui m’embrasse. Cette fois. Pour la troisième fois, il me dit qu’il s’en fout des autres. Que maintenant, on est quitte. Et que non : ça se reproduira pas. Quel goujat ! Si tu crois que j’ai besoin de toi pour me souvenir que j’ai pas envie d’être une fille parmi tant d’autres…

Pendant que je ressasse ces vieux souvenirs, je réalise même pas que mon hoquet a passé. Au moment même où Mohamed m’a trouvée allongée. La tête entre les jambes croisées en tailleur de Théo qui me massait les oreilles. Comme quoi ça marche, ce truc chinois. Je réalise même plus que j’ai si faim. Je réalise juste que Momo est sorti. Fâché. Du garage. Et que si ça s’est pas reproduit, Théo et moi, c’est parce qu’avant de claquer la porte, Mohamed m’a dit qu’il ne m’aimait pas. Et que je l’ai pas cru. Pourtant c’est vrai. Il m’aime pas, Momo : il me kiffe. J’adore quand il me dit ça. J’ai l’impression qu’il est dingue de moi. « J’te kiffe », ça me fait vibrer mille fois plus que « J’t’aime ». Même si je sais pas trop pourquoi. En 1992, c’est la première fois que j’entends ce terme. Ca veut dire quoi exactement, kiffer ? C’est plus fort ? Ou moins fort qu’aimer ? C’est quoi le synonyme ? Adorer ? Chérir ? Affectionner ? J’espère que c’est pas apprécier ? Estimer ? Ou pire : aimer bien ? Non. Sinon ça me ferait pas cet effet là. Théo il dit que dans un sens, c’est plus fort qu’aimer. En intensité. Mais que ça peut durer qu’un instant. N’importe quoi ! Momo et moi, c’est pour la vie. Kiffer pour toujours, ça doit bien exister aussi. D’ailleurs je trouve qu’il explique mieux, Momo. Pour lui, y’a pas de synonyme. C’est pour ça qu’il m’a embrassée. Aussi. La première fois : pour me montrer ça voulait dire quoi, kiffer, exactement. On aurait dit que c’était le mot que je cherchais depuis toujours pour définir le sentiment qui me submergeait. A l’intant T. « Je t’aime », à côté, je trouvais que ça manquait de bulles. De pétillant. De pschitt. Dans la bouche de Momo, ça ferait comme Richard Berry qui mange un yaourt : pas très crédible. C’est pour ça que quand il s’est retourné, ce matin, en direction de la lucarne parce qu’il savais que je le regardais, et qu’il m’a dit : « Pas la peine de compter… je t’aimerai jamais », il était moins une. J’en étais à huit. Il avait jusqu’à dix. Quand Théo m’a dit : « T’inquiète pas. Il ment », j’ai haussé les épaules en disant : « ben oui hein… j’le sais… ». Manquait plus que le « J’te f’rai dire ». Pour qu’il ait un tableau complet. Mais j’ai eu à nouveau le hoquet. Quand il m’a proposé de retenter le coup de la goutte d’eau dans le nombril, je lui ai mis une baffe. Lui, aussi. J’ai eu l’impression que là, on était vraiment quitte. Lui et moi. Le problème ne s’est jamais posé avec D’jo. Etonnant non ?


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