Magazine Journal intime

Le tyran intérieur

Publié le 02 décembre 2009 par Diekatze

« Tiens, je n’ai plus de shampooing. Il faut que j’en rachète. » Voilà une phrase d’une banalité écœurante. Une autre : « Il y a longtemps que je n’ai pas eu de nouvelles de X. Il va falloir que je l’appelle. » Encore ? « Il faut que je me secoue. » Et aussi : « Il faudrait qu’on réserve pour les vacances » ou bien « Il faudra penser à repeindre les volets. » Et le must : « Oh j’ai grossi, il faut que je fasse un régime. » Je pourrais en faire des pages, mais dans ma grande bonté, je vous épargne ce supplice.

Vous avez tous remarqué, attentifs et subtils comme vous l’êtes, que je vous ai mouliné à différentes sauces l’expression : « Il faut que ». C’est en effet ma nouvelle trouvaille. Hier après-midi, je m’interrogeais sur pourquoi, tout en vivant une expérience de liberté rêvée et rare, je continuais à me sentir sous contrainte, pas vraiment libre, finalement. Je cherchais, cherchais, mais la bête perverse bien cachée au fond de moi se terrait et me narguait, hilare, du fonds de mon inconscient. Seulement, je suis tenace. Je vous fais grâce des méandres désespérants qui ont précédé la merveilleuse illumination qui jaillit soudain, au détour d’un virage (oui, j’étais en voiture), à ma conscience émerveillée. Toujours est-il qu’au bout d’une admirable et puissante cogitation de mon cerveau tout entier, une évidence m’a frappée les lobes (cérébraux, pas ceux des oreilles !) : une phrase sur deux formulées par ma pensée contient cette expression autoritaire et désincarnée, « il faut que ». Effrayant, non ?

Bien que ceci soit mon petit business intérieur, je suis sûre de ne pas être la seule à me persécuter ainsi du matin au soir. Aussi m’empressé-je de vous donner tous les détails. Tant que j’en étais à éclairer le mal que je me fais dans l

Le tyran intérieur
e secret de mon crâne, j’ai aussi noté par la même occasion les insultes diffuses comme « Quelle idiote ! » ou « Je suis trop nulle ! » ou encore « La tête que j’ai ce matin ! » dont je me gratifie gentiment dès que j’en ai l’occasion… Encore une fois, on en listerait des pages. En réalité, c’est totalement invivable. Imaginons un instant qu’une personne extérieure, et non plus moi-même, me serine toute la journée avec tous ces « il faut que » et ces « Tu n’es vraiment pas douée ». Le harcèlement moral à côté, c’est de la gnognotte. Ici, on est dans l’horreur pure, la destruction, le meurtre, l’annihilation. Surtout qu’avant ma révélation d’hier, ce poison se distillait totalement à mon insu ! Sadique, va !

Essayons un petit exercice. Remplaçons « Il faut que » par « Ce serait bien si » ou encore « J’ai envie de », « Je vais », « Je décide » et autres politesses. Ce serait bien si je rachetais du shampooing. J’ai envie d’appeler X pour avoir de ses nouvelles. Ce serait bien si je me secouais. Je vais réserver pour les vacances. J’ai envie de repeindre les volets. J’ai grossi, je décide de me mettre à la diète. Comme ça soulage ! Sentez la douceur et l’indulgence qui s’écoulent d’un coup sur vous comme les gouttes glacées d’une douche fraîche un soir d’été brûlant ( ! ). Vous noterez au passage que cette proposition d’une poésie insoutenable marche aussi bien en sens contraire : « comme les gouttes brûlantes d’une douche chaude un matin d’hiver glacé ». Hallucinant ! Bref.

J’entends vos récriminations d’ici (à 20 000 km, oui, je sais, j’ai l’ouïe fine…). Au final, ces choses qu’il vous faut faire, vous allez les faire quand même, quelle que soit la manière dont vous tourniez cette affaire dans votre tête, vous dites-vous in petto en ricanant. Alors où est la différence ? Y en a-t-il vraiment une ? Tout ça n’est-il pas que de l’onanisme intellectuel (de la pure branlette, quoi) ? N’étant pas le Dalaï-lama, je ne connais pas les réponses à ces questions profondément existentielles aussi ne puis-je que vous livrer le modeste fruit de ma modeste réflexion : tout est dans l’état d’esprit, mon cher Watson ! Si j’achète du shampooing parce qu’il le faut, je me contrains à une action, je me braque donc à l’avance contre cette obligation qui me pèse et je râle dans le rayon, je rechigne sur le prix, je m’agace devant le choix ridiculement immense (en France) pour juste un malheureux shampooing (ici je m’agace devant le manque de choix), je me balance au passage une petite insulte capillaire, je prends n’importe quoi, et une fois sur trois je rentre chez moi avec de l’après-shampooing ! (Résultat, il faut toujours que j’achète du shampooing). Si au contraire je pars faire les courses avec l’idée que ce serait bien si j’achetais du shampooing, je me laisse toute liberté de le faire ou pas, et si finalement je finis par en acheter, ce sera le résultat d’une décision, non pas d’une contrainte. J’achète ce produit indispensable parce que j’en ai besoin, et que j’ai envie de satisfaire ce besoin, et non pas parce qu’une entité mystérieuse se pavanant au fond de moi m’en intime l’ordre.

Je décide donc d’acheter du shampooing et me voici plantée pleine d’espoir devant les interminables lignes de flacons colorés, ravie de ce formidable choix qui m’est offert, désireuse de trouver la formule et la marque qui conviendront le mieux à ma nature de cheveux, et aussi qui sentira bon pour que ce soit agréable sous la douche (chaude ou froide, comme on l’a vu). Ca marche avec le shampooing, mais évidemment ça fonctionne encore mieux avec le coup de fil à X.

Le tyran intérieur
Cogitons ensemble, mes chers concitoyens. Désormais (depuis hier donc) lorsque je pense : il faut que, je me demande : le faut-il vraiment ? En vertu de quoi ? Il faut que j’aille acheter le programme télé. Le faut-il ? Non, simplement, j’aimerais bien savoir quelles insanités on va me proposer la semaine prochaine. Il faut que j’invite les Bidule (What’s-their-name en anglais). Le faut-il ? Non, simplement, j’ai envie de recevoir les What’s-their-name parce que je les aime bien. Et ainsi de suite à longueur de journée. En réalité, je découvre qu’il ne faut quasiment jamais rien dans la vie (en particulier dans la mienne en ce moment). Les contraintes ne sont la plupart du temps qu’internes. Passionnant, non ?

Alors comme un certain Christophe sur la plage autrefois, je crie : Libérons-nous, mes frères et mes sœurs ! Tuons le tyran intérieur, le despote sournois et haineux qui murmure hypocritement ses ordres vulgaires, ses interdictions ineptes et ses critiques injustes à nos esprits blessés et sans défense ! Détruisons le monstre libertophage, brisons les chaînes enroulées autour de nos cous ! À bas l’auto-contrainte ! À mort la persécution de soi !

Et vive moi ! (accessoirement).


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